«Anticiper l’avenir pour l’améliorer»
les 15 ans du «temps»
A quoi ressemblera le monde dans 15 ans? Esquisse de réponse avec Virginie Raisson
Entretien avec Virginie Raisson, directrice du Lépac, laboratoire d’analyse géopolitique et de prospective, auteure de l’Atlas des futurs du monde. Le Temps: Quel est le rôle de la prospective?
Virginie Raisson: Contrairement à ce qu’on peut penser, ce n’est pas de prédire l’avenir, mais de l’anticiper, en identifiant les acteurs et les paramètres qui interviennent dans les rouages politiques, économiques, sociaux et en repérant les domaines où des ruptures – telles que l’arrivée d’Internet – pourraient se produire.
– Dans quel but?
– Agir sur les curseurs dont on dispose aujourd’hui permet de mieux orienter l’avenir. L’éducation, la recherche et l’innovation, par exemple, sont des facteurs de plus en plus déterminants pour l’avenir d’un pays. Or ils exigent d’investir à long terme, pour espérer obtenir des effets dans un horizon de quinze à vingt ans. La principale difficulté tient à ce que ceux qui mettent en route ces changements ne sont pas ceux qui bénéficieront de leur impact.
– Quels sont les enjeux géostratégiques qui vous occuperont ces quinze prochaines années?
– On s’aperçoit aujourd’hui que le pouvoir procède de plus en plus de l’économie et non du militaire. Lorsqu’on évoque les grands acteurs de la planète, on parle des puissances économiques. Et si la capacité militaire de la Chine est très largement inférieure à celle des Etats-Unis, sept des dix premiers ports internationaux se trouvent sur le continent chinois. A mesure que les rapports de force se déplacent ainsi vers la sphère économique, on est tenté de penser que les conflits ouverts continueront de diminuer. A l’inverse, la question de l’accès aux ressources naturelles et énergétiques devient un enjeu de plus en plus sensible, au point qu’elle pourrait devenir le principal ressort des conflits à venir.
– Pouvez-vous citer des exemples?
– La région arctique devient une zone stratégique de premier rang depuis que la fonte de la banquise doit permettre l’ouverture de nouvelles routes commerciales et l’exploitation de matières premières dans les deux prochaines décennies. D’ailleurs, on voit déjà comment ces perspectives alimentent des tensions entre la Russie et la Norvège à propos de la délimitation du plateau continental. On peut aussi penser aux tensions que crée déjà le partage des eaux du Nil, entre l’Egypte et les pays situés en amont, notamment l’Ethiopie et l’Ouganda où les besoins augmentent très vite.
– Comment les défis énergétiques influenceront-ils les rapports de force sur l’échiquier mondial?
– L’exploitation du pétrole de schiste, par exemple, permet aux Etats-Unis d’atteindre leur autonomie énergétique. Certains se demandent si les Américains vont modifier leur positionnement. De la même façon, la marge de manœuvre politique que la dépendance européenne vis-à-vis du gaz russe donne à Moscou sur la scène internationale souligne le déplacement du champ des rapports de force. La décision des Américains ou des Canadiens d’exploiter ces nouvelles sources d’hydrocarbures place l’Europe, et surtout la France, devant un choix très difficile. Au-delà des risques environnementaux liés à l’extraction et à l’exploitation des gaz et huiles de schiste, il s’agit en effet de savoir si l’on prolonge le modèle énergétique actuel dont on connaît les effets climatiques, ou si l’on investit dans les énergies renouvelables. Car, à terme, le coût économique du réchauffement climatique dépassera largement celui des investissements nécessaires pour engager la transition énergétique.
– A quoi mesure-t-on le potentiel d’une nation?
– De plus en plus à son système de formation et d’éducation, à sa capacité d’innover, à investir dans la recherche ou dans les nouvelles technologies et à renouveler ses élites. Un pays a du potentiel quand il a les moyens de rebondir pour s’adapter à de nouvelles donnes sans s’en tenir à ses seuls acquis. Le potentiel d’un pays se mesure aussi à son attractivité. Or on va constater bientôt que les cerveaux s’orienteront de moins en moins vers l’Europe pour se tourner vers l’Inde et la Chine.
– Quelle sera la place des Etats-Unis et de l’Europe face à l’émergence de l’Asie?
– L’émergence des uns ne conduit pas forcément au recul des autres. Les Etats-Unis resteront la première puissance mondiale, même s’ils passent au deuxième rang économique, derrière la Chine. Car il faut aussi prendre en compte la suprématie militaire des Américains, le budget considérable qu’ils consacrent à la défense, et, surtout, le fait qu’aucun Etat ne peut prétendre à leur succession dans leur rôle de gardien de la sécurité internationale. Ce qui change en revanche pour les «Occidentaux», c’est qu’ils ne fixent plus seuls les règles du jeu. L’Europe compte de moins en moins dans les affaires du monde. Elle cumule les difficultés, avec une grande dépendance en termes de ressources naturelles et énergétiques, ses divisions politiques, le vieillissement de sa population et l’insuffisance de ses investissements en recherche et développement dans un monde par ailleurs de plus en plus compétitif. La Suisse à cet égard est un îlot, à la fois très peu endettée et avec des investissements très importants dans l’innovation.
– Où se situent les prochains pays émergents selon vous?
– En Asie du Sud et du Sud-Est, mais aussi sans doute en Afrique. Car plusieurs pays africains montrent déjà plusieurs facteurs favorables au décollage économique. D’immenses ressources naturelles, une diminution de la dette, des taux de croissance soutenus, la bancarisation des transferts de l’immigration, la proximité des marchés européens, des mégapoles, une force d’inventivité étonnante… On voit aussi augmenter des flux migratoires universitaires interafricains. Et puis, si l’Europe, qui va manquer de main-d’œuvre, reste réfractaire à l’immigration, on peut imaginer que l’industrie européenne se déplace là où se situe la main-d’œuvre.
– Qu’est-ce qui favorise l’émergence d’un pays?
– Le système économique global actuel favorise d’abord les pays qui possèdent une main-d’œuvre abondante, comme aujourd’hui la Chine, et qui, en s’enrichissant par les revenus d’exportation, créent de nouveaux marchés. De plus, on voit que la Chine possède déjà les fonds souverains qui lui permettront d’investir dans la recherche et le développement et d’engager sa transition économique quand elle ne bénéficiera plus du même avantage démographique. Elle a donc déjà les relais de sa croissance économique. Cela dit, ce type de projection repose sur l’idée que le modèle économique actuel se prolonge.
– Ce modèle est-il voué à disparaître?
– Notre modèle de croissance consiste à convertir les augmentations de revenu en consommation supplémentaire, donc en production supplémentaire. Il repose donc sur la disponibilité absolue des ressources. Or la demande des classes moyennes dans le monde ne cesse d’augmenter, et les ressources naturelles ne sont ni infinies, ni parfaitement disponibles. Imaginons par exemple que Pékin décide d’interrompre ses exportations de terres rares et c’est toute la production d’ordinateurs ou de téléphones portables hors de Chine qui s’arrête, puisque la Chine produit 95% des terres rares exploitées dans le monde! L’autre limite est écologique bien sûr, puisque ce modèle économique n’intègre toujours pas l’épuisement des réserves ni le coût du réchauffement climatique. Au contraire, il les amplifie, en exposant les générations futures à des risques accrus de graves crises économiques, sociales et politiques. Qui sait, peut-être en 2028!