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Le nouveau pari de «Chocolate Fingers»

La spéculation fausse-t-elle les prix? Un des principaux accusés, Anthony Ward, fondateur d’Armajaro, répond

Pas même une plaque de cuivre. Niché au cœur de Mayfair, plus discret qu’une banque privée genevoise, Armajaro n’en inspire pas moins respect ou crainte dans le monde du cacao – c’est selon. Cette boutique de négoce inconnue il y a dix ans est devenue un géant du secteur, «un des trois premiers au monde», dit son cofondateur Anthony Ward, qui ne sera pas plus précis: «Notre volume d’affaires oscille entre 300 000 et 500 000 tonnes de cacao par an.»

Par cette chaude matinée de juin à Londres, il me reçoit en chemise décontractée, col ouvert. Un parfum de légende sulfureuse flotte autour de ce fils de militaire né en 1960. A 17 ans, Anthony Ward exerçait déjà ses talents de commerçant en vendant des… tonneaux de rhum liquidés par l’armée britannique, sciés et reconvertis en bacs à fleurs. Il s’est initié aux matières premières chez Phibro avant de fonder Armajaro en 1998.

Quatre ans plus tard, il pressent la hausse des prix du cacao à cause de la rébellion dans le nord de la Côte d’Ivoire, en achète 148 000 tonnes, portant la part d’Armajaro à 15% de la récolte mondiale. Les prix montent en effet, son gain est considérable. Il y gagne aussi un surnom: «Chocolate Fingers». Certains journaux ivoiriens affirment qu’il a cyniquement tiré les ficelles politiques et saboté la Caisse de stabilisation du cacao pour son profit personnel. Ces accusations n’ont jamais été étayées, il les écarte d’un sourire: «Surprenant, le pouvoir qu’on m’attribue…»

Du pouvoir, il en a assez pour qu’au très chic Cocoa Dinner de la Fédération du commerce de cacao, le 22 mai dernier, il soit placé à la table du premier ministre ivoirien Guillaume Soro, avec lequel il a longuement parlé. Tranchant sur l’avis dominant, Anthony Ward a une vision positive de la Côte d’Ivoire, dont il pense qu’avec l’appui de la communauté internationale elle peut sortir des quinze ans de turbulences qui l’ont appauvrie.

Du pouvoir, il en a aussi à cause de la triple activité d’Armajaro. La société ne fait pas que négocier du cacao, elle le transforme grâce à deux usines dernier cri – Hambourg, 100 000 tonnes, et Dunkerque, 50 000 tonnes de beurre de cacao, détenues conjointement avec le géant asiatique Petra Foods. Surtout, Armajaro gère trois hedge funds, bientôt quatre, dont le total des actifs «dépasse le milliard de dollars», dit Anthony Ward, toujours évasif.

«Il joue sur les deux tableaux, c’est le «squeezer» No 1 du marché», peste un concurrent suisse. Comprenez: un homme assez puissant pour étrangler l’offre par des achats massifs et faire monter artificiellement les prix. C’est qu’à Genève ou sur la Riviera lémanique on négocie aussi le cacao. Le groupe asiatique Noble traite une part de ses matières premières, dont celle-ci, depuis Lausanne. Ecom est basé à Pully. Walter Matter à Genève, ADM prend ses quartiers à Rolle

Anthony Ward dément le reproche: «Armajaro n’a jamais été mêlé à des opérations de ce genre ces deux dernières années. A fin 2008, nous étions «short» [vendeurs], comme négociants et investisseurs. D’après nos informations, un concurrent a pris livraison.» Qui? Ce n’est pas le genre de soupçons qu’on met sur la place publique, mais Anthony Ward glisse que l’industrie aussi sait jouer sur les prix tout en rejetant la faute sur les «spéculateurs». «En général, ces derniers ne font pas beaucoup d’argent», assure-t-il, défendant la thèse qu’ils rendent le marché plus liquide, permettant aux producteurs et consommateurs d’obtenir un meilleur prix.

En théorie, il a raison. Le problème est que les achats spéculatifs ont pris une telle part du marché qu’ils changent la donne. Il y a trois ans, l’essentiel des contrats à terme sur le cacao concernaient les échanges physiques. Aujourd’hui, c’est à peine la moitié.

Le cacao ne «pèse» que 9 milliards de dollars par an, l’équivalent d’un seul jour de transactions dans le pétro­le. Quand on sait que plus de 230 milliards de dollars se sont investis dans les matières premières en 2008, on mesure leur potentiel déstabilisateur sur un marché de niche, naturellement volatil.

«Les autorités américaines, l’International Cocoa Organization ont étudié les effets néfastes de la spéculation – et croyez-moi, ils auraient aimé les démontrer. Ils n’y sont pas arrivés», répond Anthony Ward. Les prix du cacao, qui résistent autour de 2600 dollars la tonne (fin juin) malgré la première baisse de consommation depuis 18 ans, sont-ils donc tirés vers le haut par les «fondamentaux», comme on dit en jargon de métier?

Anthony Ward le pense et a amené avec lui son adjoint Nicko Debenham, responsable de la traçabilité et de la production pérenne. «Depuis dix ans, Armajaro investit dans l’infrastructure pour rendre la chaîne de production plus transparente et efficace», dit ce dernier. Une façon de lutter contre les rendements médiocres, la qualité et les quantités décroissantes.

En Côte d’Ivoire, la société annonce des contacts directs avec 12 000 fermiers à travers 25 coopératives, dont six certifiées Rainforest Alliance suite à un partenariat avec GTZ, Kraft et USAID. Au Ghana, Armajaro a mis en place 45 centres de district travaillant avec 50 000 fermiers. Une fondation commune avec le Ghana Cocoa Board verse une prime pour le cacao traçable vendu à des clients tels que Ferrero, Nestlé, Toms, Lindt et Meiji; elle finance aussi des projets de développement.

En 2008-2009, Armajaro a livré 40 000 tonnes de cacao traçable, dont 30 000 du Ghana, soit 10% du total qu’elle négocie. «Nous en sommes le plus grand fournisseur mondial. Dans deux ou trois ans, tout le monde voudra du cacao traçable, pronostique Anthony Ward, et on dirait que cela va être un succès pour nous.» Serait-ce là le nouveau pari de «Chocolate Fingers»?