Le barrage qui maltraite le Doubs

Enquête L’activité intermittente de l’usine hydroélectrique du Châtelot provoque des montées et des descentes du niveau de l’eau, piégeant ainsi les poissons

Une forte pression est mise sur l’exploitant, le Groupe E, afin qu’il atténue les effets des éclusées. Dilemme: quel intérêt prime entre la sauvegarde de l’environnement et la production d’énergie propre?

C’est une verrue de béton haute de 74 mètres, encastrée dans les rochers, peu aisée d’accès et donc peu visible. Construit en 1953, le barrage hydroélectrique du Châtelot, à un saut de puce de La Chaux-de-Fonds, est accusé de provoquer la plupart des maux dont souffre le Doubs, considéré par la conseillère fédérale Doris Leuthard comme un «écosystème particulièrement remarquable par la richesse de sa biodiversité et la beauté des paysages».

Le Doubs est «à l’agonie», constate Lucienne Merguin Rossé, de Pro Natura. En 2010 et 2011, des ombres et des truites sont mortes, victimes d’une mycose qui attaque la peau et les branchies. L’agresseur a été identifié, le coupable est le ­Saprolegnia.

En bonne santé, le poisson y résiste. Mais à l’instar de la rivière, la faune piscicole et benthique du Doubs est en petite forme. Les causes sont multiples: prolifération des micropolluants et des algues; des pollutions diverses; des seuils dans le lit de la rivière qui empêchent la migration des poissons. En cause aussi, les effets néfastes de la production d’électricité.

Au point de faire dire à Ami Lièvre, vice-président de la Fédération cantonale des pêcheurs jurassiens, qu’«assurément, la cause principale des maux du Doubs est le barrage du Châtelot et ses éclusées». Au bénéfice d’une concession qui court jusqu’en 2028, le Châtelot produit de l’électricité par intermittence, lorsque la demande est forte. Principalement en fin de matinée. Entre 80 et 100 gigawattheures par an, l’équivalent de la consommation de La Chaux-de-Fonds.

Les quatre turbines principales (30 mégawatts), situées à 3 kilomètres en aval du barrage, passent d’une production nulle la nuit et le week-end à un turbinage pouvant aller jusqu’à 44 m3/seconde. Une fois turbinée, l’eau est déversée dans la rivière, provoquant les éclusées. La différence de niveau du Doubs flirte avec un mètre aux endroits les plus étroits. «Quand 44 m3/s déboulent, telle une vague, les 50 kilomètres en aval sont affectés, dénonce Ami Lièvre, qui fut chef de l’Office des eaux du Jura. Les écarts de débits sont brutaux et importants. Le pire intervient à l’arrêt des turbines. La subite descente du niveau d’eau piège les poissons, surtout les alevins, qui s’étaient réfugiés aux bords du lit pour éviter les flots.»

La Société des Forces Motrices du Châtelot, qui appartient à 50% à Electricité de France (EDF), 30% au Groupe E, 11,6% à la société électrique de La Goule et 8,4% au canton de Neuchâtel, a confié l’exploitation de l’usine au Groupe E. Un règlement d’eau édicté en 1969 fixe un débit minimal dérisoire à la sortie de l’usine de 250 litres et une coordination des activités (et donc des débits) avec les barrages hydroélectriques situés en aval du Châtelot: le Refrain exploité par EDF (capacité de turbiner 23 m3/s) et La Goule, petite usine qui ne génère pas d’effet sur la rivière.

«Malgré le règlement d’eau, il n’y a pas de coordination», dénonce Ami Lièvre, ajoutant que la situation a empiré depuis 2006 et l’arrivée du Groupe E, «qui exploite le Châtelot au maximum de ses possibilités ­légales», convenant que les exploitants du barrage ne transgressent pas la loi. D’aucuns estiment toutefois qu’un tribunal pourrait constater que la coordination exigée entre le Châtelot et le Refrain n’est pas réalisée.

Au Groupe E, le porte-parole, Christophe Kaempf, et le responsable de l’exploitation hydraulique, Lionel Chapuis, réfutent les accusations et regrettent la surenchère parfois mensongère des attaques. Ainsi, lorsque le garde-pêche de la société Franco-Suisse, Patrice Malavaux, filme des poissons morts «en raison de la fermeture soudaine des turbines, du vendredi soir au lundi matin, piégés sur une rive», dit-il, les représentants du Groupe E déplorent l’instrumentalisation d’une situation certes avérée, mais qui pourrait être corrigée avec des travaux simples.

Pourquoi ne pas turbiner en continu au Châtelot et effectuer des ­lâchers réguliers d’eau? «Avec les centrales à gaz, les centrales hydroélectriques à accumulation sont le seul moyen que nous ayons pour répondre aux pics de consommation», explique Lionel Chapuis. S’il ne nie pas les impacts des éclusées sur le Doubs, l’ingénieur estime que les quatre dernières années particulièrement sèches ont également nui à la santé de la rivière et de ses poissons.

«Nous avons une conscience environnementale, nous nous appliquons à réduire l’impact des éclusées», ajoute-t-il. De manière «volontaire», précise-t-il – sous la pression des pêcheurs et des associations en réalité –, le Châtelot a adapté sa production. Il a fait passer le débit résiduel permanent dans la rivière de 0,25 à 2 m3/s. Depuis 2009, il n’y a plus qu’une éclusée par jour qui dure entre trois et huit heures. La mise en route des turbines et, surtout, leur arrêt, sont progressifs. Jusqu’à deux heures et demie en période d’étiage. «Le Châtelot est l’ouvrage le plus compliqué à engager en Suisse», commente Lionel Chapuis. Les mesures prises n’ont pas d’effet sur la production, mais elles péjorent l’optimisation.

Reste l’exigence majeure du règlement d’eau de 1969, la coordination entre les barrages. Ce que les spécialistes appellent la démodulation. Le principe consiste à abaisser par anticipation le niveau de la retenue d’eau du barrage aval du Refrain, soit le lac de Biaufond, jusqu’à 70, voire 75 centimètres, pour qu’il puisse absorber la majeure partie de l’éclusée du Châtelot. Deux essais ont été effectués, en 2010 et 2011, un troisième (baptisé «2 bis») est programmé le 14 septembre.

La démodulation est la formule exigée par le Jura, elle est soutenue par les groupes de travail franco-suisses qui se sont mis au chevet du Doubs depuis un peu plus d’un an. Elle ne fait pourtant pas l’unanimité. Les pêcheurs français de brochets du lac de Biaufond sont peu enthousiastes.

Un nouveau règlement d’eau est attendu pour 2014. La démodulation devrait y être intégrée. A condition de ne pas nuire aux intérêts économiques des sociétés électriques. L’alternative du pompage-turbinage, exigeant un nouveau bassin d’accumulation en amont du lac de Moron est rejetée. «Ce projet, irréaliste dans le contexte actuel, ne nous intéresse pas», affirme Lionel Chapuis.

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