Au premier coup d’œil, les lieux n’impressionnent guère. Au cœur du village Le Mesnil-sur-Oger, retranchée derrière un mur d’enceinte gris, une vigne jaunie est ballottée par le vent. En cette froide matinée de novembre, quelques baies oubliées font le bonheur des oiseaux. Bienvenue au Clos du Mesnil, parcelle de 1,84 hectare devenue mythique depuis que la maison Krug l’a rachetée pour produire un des champagnes les plus exclusifs du monde.
Juste à côté du clos, le hall d’une maison cossue fait office de lieu de réception pour les rares happy few de passage – le site n’est pas ouvert au public. L’espace est exigu, presque étriqué, à des années-lumière du faste des grandes propriétés bordelaises. Au fond d’une petite cour, on trouve le pressoir, lui aussi de taille réduite. Amplement suffisant toutefois pour une production annuelle moyenne qui avoisine les 12 000 bouteilles.
Clos du Mesnil est rare, mais aussi hors norme. Depuis son premier millésime, en 1979, ce blanc de blanc (100% chardonnay) est issu d’un clos, d’un cépage et d’un millésime. A l’époque, c’est une petite révolution: propriétaire du clos jusqu’au rachat par Krug, en 1972, la famille Tarin a toujours utilisé ses raisins pour des vins d’assemblage.
La production d’un tel cru détonne en Champagne. L’écrasante majorité des vins de la région proviennent de plusieurs parcelles, de plusieurs cépages (chardonnay, pinot noir et pinot meunier) et de plusieurs millésimes. Krug a poussé cette manière de faire à l’extrême avec sa Grande Cuvée, qui constitue la plus grande partie de sa production: elle est composée de plus de 120 vins différents issus d’une dizaine de millésimes jusqu’à 15 ans d’âge. La récolte de l’année représente entre 30 et 50% de l’assemblage. Les millésimes plus anciens proviennent d’une bibliothèque inédite qui comprend 150 vins de réserve stockés en cuves inox.
Cette incroyable mosaïque a été imaginée par Joseph Krug, fondateur de l’entreprise familiale en 1843. Son objectif: transcender les inévitables «petits» millésimes pour créer chaque année un champagne d’exception. Dans son carnet de vie conservé par la marque dans ses locaux de Reims, il écrit en 1848: «On ne peut pas obtenir de bons vins sans employer de bons éléments et des vins de bons crus. On a pu obtenir d’apparence de bonnes cuvées en employant des éléments et des crus moyens ou même médiocres. Mais ce sont des exceptions sur lesquelles il ne faut jamais compter. Ou on risque de manquer son opération et perdre sa réputation.»
Un siècle et demi plus tard, Olivier Krug, représentant de la 6e génération de la famille, ne retranche pas une virgule au texte de son aïeul. Il assure que Joseph serait fier de voir ses descendants avoir fait le pari de produire un vin issu d’un seul clos, comme cela se fait en Bourgogne. «Il n’y aurait jamais pensé, mais il aurait trouvé l’idée géniale. C’est l’obsession du détail qu’il a créé qui a permis de découvrir cela. On a décidé de commercialiser Clos du Mesnil car on a évalué sa qualité individuelle, ce qui ne se faisait pas auparavant. On a très vite compris qu’il pouvait s’exprimer par lui-même.»
La maison Krug a poursuivi dans cette voie en 1994 en rachetant un autre clos exclusif: le Clos d’Ambonnay, parcelle de 0,68 hectare dédiée au seul pinot noir. Le premier millésime, 1995, a été commercialisé en 2008. Les 3000 bouteilles produites se sont arrachées à près de 4000 francs pièce. Une folie. Mais aussi une très belle façon de valoriser la matière première. La parcelle, qui appartenait à un fournisseur de Krug, était déjà utilisée pour Grande Cuvée, une bouteille vendue vingt fois moins cher.
Olivier Krug souligne que l’objectif n’était pas de vendre des champagnes à des prix stratosphériques. «Le premier millésime de Clos d’Ambonnay était très onéreux, c’est vrai, mais le prix a baissé pour les millésimes 1996 et 1998. C’est cette rareté qui explique son coût élevé. Au niveau de la qualité, il n’y a pas de différence avec Grande Cuvée.»
L’héritier de la dynastie Krug souligne que les vins de champagne ont toujours été plus chers que les vins tranquilles – une règle qui s’est assouplie avec l’explosion du coût des meilleurs bordeaux et bourgognes. Cette spécificité s’explique avant tout par des coûts de production élevés: au XVIIIe siècle, la fermentation en bouteille n’était que partiellement maîtrisée. Il arrivait régulièrement que des bouchons sautent spontanément en cave ou durant le transport ou même que des bouteilles explosent.
L’accent mis sur le marketing et la communication a maintenu cette spécificité. Le rachat de plusieurs marques prestigieuses par LVMH, dont Krug, en 1999, a encore amplifié le phénomène. Olivier Krug souligne que la vente a permis de faire «un saut qualitatif». Le parc de 5000 fûts champenois a été renouvelé. C’est là, dans des «dés à coudre» de 205 litres qui ne sont jamais utilisés neufs, que le raisin des différentes parcelles effectue sa fermentation. Le vin est ensuite soutiré et stocké dans de petites cuves inox.
L’arrivée de LVMH a aussi permis d’augmenter considérablement le nombre de vins de réserve pour Grande Cuvée. La palette à disposition de l’œnologue responsable Eric Lebel a doublé, passant de 70 vins à la fin des années 1990 à 150. Le tout stocké dans les magnifiques caves de Reims, labyrinthe où il est aisé de se perdre.
Ces investissements très importants ont entraîné une augmentation du coût des champagnes Krug. «L’ajustement est resté modéré», précise Maggie Henriquez, directrice générale de Krug depuis 2009, chargée de développer la notoriété de la marque au-delà du cercle des initiés.
Soucieux de se défaire de son image élitiste, Krug ne cherche pas à créer un nouveau cru parcellaire. «Logiquement, il faudrait le faire avec du pinot meunier, note la Vénézuélienne. Le cépage ne s’y prête guère. C’est comme en cuisine: on ne peut pas préparer un plat en n’utilisant que du poivre.»
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Les 3000 bouteilles de Clos d’Ambonnay se sont arrachées à près de 4000 francs