Histoire
Le début du XVIe siècle démarre une prospère période de découverte. L’histoire suisse connue et racontée n’en dit pourtant rien. L’Helvète vivait-il dans l’ignorance du monde qui l’entourait? 500 ans plus tard, des recoupements autorisent le doute


La bataille de Marignan se situe au milieu d’une période de moins de quarante ans qui va de la découverte du cap de Bonne-Espérance par le capitaine portugais Dias, en 1487, et le retour à Séville en 1522 du capitaine espagnol Elcano, le commandant du seul vaisseau de la flottille de Magellan qui a accompli le tour du monde. Que savaient les Confédérés de ces fabuleux voyages? L’histoire suisse connue et racontée n’en dit rien. Faut-il conclure que les informations n’avaient pas atteint les cantons suisses? Des recoupements autorisent le doute.
Le 20 mai 1515, un rhinocéros indien débarquait de la nef d’un marchand d’épices à Lisbonne, cadeau du gouverneur des Indes portugaises à son roi, Manuel 1er. Arrivé de Goa après quatre mois de navigation autour de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, l’animal de deux tonnes, prénommé Ulysse, fit sensation. Les savants connaissaient l’existence de pareille créature grâce à la description de Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle, au Ier siècle ap. J.-C., mais personne n’en avait vu en Europe depuis douze siècles. La curiosité était donc à son comble au bord du Tage.
Des lettrés et des marchands allemands ou italiens communiquèrent leurs impressions à leurs correspondants en Europe. L’un d’eux décrivit le rhinocéros en détail dans une lettre à un ami de Nuremberg, en y joignant un dessin. Albrecht Dürer en prit connaissance. Frappé par l’étrangeté de la bête, il en improvisa un croquis à la plume en lui ajoutant quelques accessoires de son cru. Il précisa ensuite sa vision sur une gravure sur bois, qu’il accompagna d’une légende tirée de Pline: «Lorsqu’ils s’affrontent, le rhinocéros court la tête baissée entre ses pattes avant et éventre fatalement son adversaire incapable de se défendre.» La supériorité supposée du rhinocéros sur l’éléphant impressionnait les gens de l’époque. Manuel 1er en avait organisé la vérification pour la foule lisboète avec un éléphant de la ménagerie royale: et en effet, le jeune éléphant s’enfuit dès qu’il aperçut le gigantesque périssodactyle. L’affaire fit grand bruit.
Les aventures d’Ulysse
Ulysse occupa les conversations jusqu’à Nuremberg, Marseille ou Rome. Dürer en fixa le moment par l’art. Sa gravure devint immédiatement populaire. Jusqu’en Suisse? On ne sait pas. Les réactions des Confédérés aux nouveautés des Découvertes ne sont pas connues. Pourtant, en 1515, les marchands suisses, comme les clercs et les érudits, étaient en contact avec leurs semblables en Allemagne, en Angleterre et en Italie, aux avant-postes des aventures maritimes. En 1494, le pape Alexandre VI avait réparti le Nouveau Monde entre les Espagnols et les Portugais en les obligeant à signer le Traité de Tordesillas. Cet épisode lourd de conséquences pour l’histoire du monde n’a pas pu être ignoré dans l’espace suisse, même si les traces en manquent.
Les soldats des cantons qui suivaient le cardinal valaisan Matthieu Schiner à Marignan, en automne 1515, ne faisaient pas de géopolitique. Ils défendaient des intérêts locaux, de part et d’autre des Alpes, et des intérêts personnels, solde et butin. Mais Schiner, lui, avait un avis sur le monde. Il était passionnément engagé avec les papes Jules II et Léon X dans le projet d’une Italie romaine, sans Français ni Autrichiens. Il était informé. A-t-il été indifférent aux enjeux des Découvertes? Proche de lui, son ami Peter Falck, membre du Petit Conseil de Fribourg, était dans le réseau des humanistes européens avec Erasme, Zwingli, Vadian, Glaréan, Myconius et les autres, ses lettres et sa bibliothèque en témoignent. Il jouait sur la scène européenne: il avait participé à l’ambassade des Confédérés à Venise et à Rome en 1512-1513. En 1514, il avait représenté les cantons à la cour du duc Sforza à Milan. Il était apprécié comme diplomate. Peut-il avoir ignoré les entreprises conquérantes des monarchies ibériques? Ses écrits – du moins ceux qui n’ont pas été perdus – sont muets sur le sujet, dit Joseph Leisibach, l’historien fribourgeois qui les a étudiés.
Falck a présidé les pourparlers de paix entre les cantons et la France à Fribourg en novembre 1516. Il a été adoubé par François 1er qui, lui, connaissait l’aventure d’Ulysse. A peine avait-il accompli le rite royal de remerciement à Marie-Madeleine pour sa victoire contre les Suisses, à la grotte de la Sainte-Baume, près de Marseille, qu’il avait voulu voir à quoi ressemblait le fameux rhinocéros. L’animal était alors en route pour Rome où Manuel 1er l’envoyait comme cadeau au pape, dans l’espoir d’autres concessions territoriales. La rencontre entre François et Ulysse eut lieu sur l’îlot d’If. Le roi guerrier observa la créature. Il en fit le symbole du chevalier armé, capable de triompher des éléphants. Il fut son dernier admirateur: quelques jours plus tard, l’animal coulait avec le navire dans une tempête au large de la côte ligure. Le pape n’en reçut qu’un portrait grandeur nature. Le succès ne fut pas moins grand. Raphaël le représenta, et ses disciples après lui. Le thème du rhinocéros n’a plus quitté la scène artistique. Il trône en pierre devant le lac, à Lugano, sculpté par Piero Tavaglini.
Terre et mer
S’il n’y a pas d’indice ou de témoignage attestant de la diffusion des Découvertes parmi les élites politiques de l’ancienne Confédération, il en existe dans le monde savant. Deux Suisses au moins, dans les cercles humanistes, Vadian et Glaréan, ont immédiatement saisi les conséquences intellectuelles de la circumnavigation: la terre ne serait plus seulement celle du grec Ptolémée mais celle des marins qui éprouvent les climats, mesurent les distances et dessinent les côtes. Dès 1515, le Saint-Gallois Joachim de Watt (1501-1551), dit Vadian, établissait un nouveau concept géophysique selon lequel la terre et les eaux tout autour constituaient un même être géographique, une rondeur. Cette Terre qui jusque-là flottait sur les eaux comme une pomme, avec un hémisphère Nord émergé et un hémisphère Sud plongé dans l’eau, l’humaniste de Saint-Gall la décrivait comme un «globe» partout habitable, pourvu de deux antipodes.
Vadian était dans la lignée des cartographes de Saint-Dié-des-Vosges, occupés par le duc de Lorraine à préciser la géographie au fur et à mesure des informations recueillies auprès des navigateurs. S’appuyant ainsi sur les lettres du florentin Amerigo Vespucci, Martin Waldseemüller avait établi en 1507 la première mappemonde incluant le Japon (Cipango) et l’Amérique (America). Elle donnait un sens spatial aux terres découvertes en les exprimant dans le langage mathématique classique de Ptolémée. Le document fut intitulé Cosmographia Universalis car désormais le tour du «globe» était fait.
Victoire géographique
Ces années-là, le Glaronnais Henri Loriti, dit Glaréan, s’intéressait lui aussi aux nouvelles formes de la terre. Poète, il construisit la rhétorique d’un nouveau récit géographique. Le manuscrit qu’il composa en 1512, De Geographia liber unus, comprenait plusieurs cartes du monde, y compris celle de Waldseemüller. Il était donc au fait des avancées en la matière. Il faut du temps pour que les découvertes soient intégrées dans le corps social. Le boson de Higgs est aussi mystérieux pour l’individu d’aujourd’hui que Macao en 1515 pour le piquier suisse et même son landaman.
En toute ignorance, les combattants de Marignan guerroyaient à la charnière de deux mondes: l’ancien, qui ne faisait pas de doute, et le nouveau, tout à connaître encore. Les cartes, au long du siècle, allaient se multiplier, à commencer par celle de Sébastian Münster en 1544. L’or et l’argent allaient s’accumuler dans les royaumes ibériques et circuler dans les ports d’une Europe envoûtée par l’esprit de puissance. Il faut essayer de s’imaginer les petits cantons suisses devant cela: ils n’étaient plus de taille. Leur vraie défaite ne fut pas celle de Marignan, mais celle que leur infligeait la géographie. Ils ne verraient un rhinocéros qu’en 1748, l’illustre Clara, en tournée européenne.