«Un merveilleux sommet, une crête étroite faite de fragments de grands volumes en série. Autour de nous, des falaises effrayantes perdues dans le dense brouillard qui nous enveloppe… Mais nous sommes enfin arrivés… Arrivés, premiers depuis que les dieux sont partis». En 1936, dans les colonnes du magazine Montagne, Frédéric Boissonnas décrit son ascension du Mont Olympe en Grèce. Le photographe genevois, l’écrivain Daniel Baud-Bovy et le berger grec Christos Kakalos furent les premiers, le 2 août 1913, à gravir la montagne céleste, bravant nuages et peurs métaphysiques.

A l’occasion des cent ans de cette fantastique ascension, des festivités ont eu lieu le 20 juillet dernier sur les flancs de la montagne au monastère d’Aios Dionysios. Les autorités grecques, l’ambassadeur suisse Lorenzo Amberg, alpinistes et descendants des deux familles Boissonas et Baud-Bovy étaient réunis pour la cérémonie. Un événement mêlant agapes champêtres, discours d’orateurs et ascension du sommet Mytikas, plus haut sommet de Grèce, culminant à 2917 m. Avec une série de timbres éditée pour l’occasion, la poste grecque a également fait honneur aux trois pionniers.

Vendredi 2 août 2013, jour anniversaire, une nouvelle cordée est prévue. L’occasion de revenir sur une épopée aux confins du territoire de Zeus. Une histoire à jamais gravée à travers la myriade d’images réalisées lors de son périple. «Il était tombé fou amoureux de la Grèce» explique Gad Borel, lié par alliance à la famille Boissonnas. Gad Borel, professeur retraité du collège Rousseau à Genève, est également photographe. Il fut pendant des années le passeur du patrimoine du très célèbre photographe genevois. «Je me sens soulagé d’un poids très lourd, au sens propre comme au figuré», confesse-t-il aujourd’hui. Sa mission s’est achevée lorsqu’il a pu, il y a quelque temps, remettre ce trésor d’images, quelques tonnes de négatifs en verre, aux mains d’experts du centre d’iconographie genevoise et au Musée de la photographie de Salonique. Quelques tonnes oui, car l’homme était un mordu de l’objectif. Fred Boissonnas «vit à travers les images», écrit à son sujet Nicolas Bouvier, auteur de Les Boissonnas, une dynastie de photographes, en 1983. Un ouvrage qui retrace la formidable saga de cette famille, où l’on traque la lumière de père en fils, de génération en génération.

Ainsi, Henri-Antoine Boissonnas, le père, gravait médailles et boîtiers de montres avant de devenir peintre-photographe. Le statut de peintre conférait du sérieux au titre. En 1872, il fait construire un atelier au quai de la Poste à Genève, trois étages sont dédiés à la photographie. Un commerce florissant que son fils aîné Fred reprit plus tard en plein essor. Le fils cadet, Edmond-Victor, meurt lui très jeune du typhus à Saint-Louis en Amérique. Il s’y était rendu pour travailler la fabrication industrielle de son invention: les plaques orthochromatiques. Ce chimiste technicien de talent et ses plaques photographiques ont permis l’introduction de la couleur en photographie. Et peut-être même a-t-il permis, sans le vouloir, l’ascension olympienne de son frère des années plus tard.

Car c’est à l’aide de ces plaques géantes préparées par son frère que Fred réussit «la première photo du Mont Blanc sur laquelle on distingue le blanc du bleu», raconte Gad Borel. C’était incroyable. Le cliché va faire le tour de l’Europe et conférera une très grande renommée à son auteur.

Nicolas Bouvier écrit que Lord Niper, un écossais passionné de Byron, lui confia alors cent guignées pour aller photographier le Mont Parnasse en Grèce. En 1903, le Genevois, accompagné de l’écrivain Daniel Baud-Bovy et de cent cinquante kilos d’appareil s’élancent sur les routes de la patrie d’Homère. Frédéric Boissonnas, sans se montrer infidèle à sa femme Augusta avec laquelle il resta toute sa vie, tombe amoureux. Il s’enamoure de ce pays, la Grèce, qui peuplait déjà ses rêves secrets d’enfant. Si la mythologie le passionnait tout gosse, ce qu’il découvre, les paysages, les gens, les mystères, le séduisent encore plus. «Elle le tient», selon les mots de Bouvier. Elle ne le quittera plus.

Dix ans s’écoulent et voilà les deux Genevois à nouveau sur les traces d’Ulysse. Derrière eux, déjà un ouvrage, La Grèce par monts et par vaux, paru en 1910 et d’innombrables clichés. Devant eux, l’Olympe, vierge du pas des hommes, citadelle des dieux. Héra, Poséidon et Zeus ne sont pas les seuls obstacles qui se dressent entre le commun des mortels et le sommet de la montagne. Le territoire est instable et tout le monde est au fait des histoires de bandits qui rôdent et prennent en otage les insouciants. Du point de vue alpinistique, la montagne est réputée pour ses falaises abruptes et ses larges ravins. Une peur physique panachée de superstitions métaphysiques. Mais la passion des deux Suisses guidés par un berger et chasseur grec, Christos Kakalos, aura raison des croyances. Ils marcheront sur l’Olympe et dans l’Histoire. Gad Borel rapporte qu’un drôle d’appareil nommé escopette, à la forme d’un fusil, aurait fait fuir les brigands croisés en chemin. Ainsi, le 2 août 1913, nos trois alpinistes ont pu contempler les dieux dans les yeux.

Quinze ans plus tard, Frédéric Boissonnas réitérera l’exploit, accompagné cette fois d’une quinzaine de journalistes internationaux. S’il avait besoin de la Grèce, elle aussi semblait avoir besoin de lui. Il a contribué à faire connaître ce pays et sa montagne emblématique. L’Olympe symbole des dieux. Symbole aussi de la résistance des Grecs pendant la guerre, qui se réfugiaient sur ses flancs. Aujourd’hui c’est un parc national d’une inestimable richesse.

Cette histoire dépasse celle de l’ascension de deux Suisses sur l’Olympe, termine Gad Borel. C’est avant tout celle «du regard d’un homme qui ne s’est jamais lassé d’immortaliser un pays et ses habitants, dans la plus grande admiration» confie l’ancien professeur. Il y a quelques jours, les journaux grecs célébraient l’alpiniste comme un homme ayant réellement compris la Grèce. Un regard qui manque aujourd’hui, lit-on entre les lignes. Frédéric Boissonnas, écrit Nicolas Bouvier, avait trouvé dans la Grèce «le miroir de son lyrisme et de sa générosité».