
2016, se souvenir des belles choses
L’année 2016 a été terrible pour les artistes. Nombre de figures de tous les arts ont été fauchées. Chronique de ces mois de pertes, et hommages à certains de ces créateurs qui, au fond, restent vivants
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Pierre Boulez
Il a dit: «Quand un grand compositeur est mort, il ne faut surtout pas le momifier.» Le compositeur et chef d’orchestre inaugure tristement cet annus horribilis des artistes. Pierre Boulez, fondateur de l’Ircam, historique laboratoire des nouveaux horizons musicaux, n’a cessé de pourfendre les idées reçues. De lui, le musicologue Philippe Albèra dit qu’il était «une espèce d’Himalaya». Bien vivant, au fond.
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David Bowie
Un lundi matin encore gris et laborieux en ce début d’année, et c’est le coup de massue. Il y a quelques jours, David Bowie a publié «Black Star», album à la fois lumineux et crépusculaire, qu’on qualifie vite, après coup, de requiem personnel. Il décède à 69 ans. En 27 disques et nombre d’identités, de Major Tom à Lazarus en passant par Ziggy Stardust, la figure la plus importante du rock britannique aura contrôlé son parcours créatif jusqu’au bout. Il combattait le cancer depuis 18 mois, le temps de créer son ultime album.
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Michel Tournier
Retour à «Vendredi ou la vie sauvage», pour toujours. Colosse délicat des lettres françaises, Michel Tournier s’efface à 91 ans, après des décennies de brassages de mythes et de légendes. Il laisse bien sûr «Vendredi» ainsi que «Le Roi des aulnes» et «Les Météores». Il a dit un jour au «Magazine Littéraire»: «Publier un livre, c’est procéder à un lâcher de vampires. Les livres sont des oiseaux secs, exsangues, affamés, qui errent dans la foule en cherchant éperdument un être de chair et de sang sur qui se poser, pour se gonfler de sa chaleur et de sa vie: c’est le lecteur.»
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Ettore Scola
Il a donné le superbe film «Une Journée particulière», en 1977, avec Sophia Loren et Marcello Mastroianni, chronique des soubresauts de l’Italie à hauteur de balcon de banlieue, et «Le Bal», en 1983, ou comment raconter la grande Histoire sur une piste de danse populaire. Ettore Scola était un brin du génie cinématographique italien, grave et alerte dans la même séquence, sans oublier une solide fond d’amertume, comme dans «La Terrasse», ou les pertes d’illusions d’une certaine gauche de son pays, lui qui a bataillé, en vain, contre le berlusconisme.
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Umberto Eco
«Je n’ai pas peur d’être malade, le cancer, tout ça, je m’en fiche. Mais la perte de la mémoire, ce serait pour moi une tragédie. La culture n’est rien d’autre que la mémoire»: un vendredi soir, Umberto Eco a dû lâcher prise – face au cancer, précisément. L’auteur du «Nom de la rose» et du «Pendule de Foucault» a réussi, comme peu d’intellectuels y parviennent, à mêler érudition, réflexion et fiction, croisant curiosité exigeante et goût populaire du romanesque, dans une figure d’attachant grand-papa.
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Nikolaus Harnoncourt
On songe à ce regard lorsqu’il dirige l’orchestre, passionné, franchement fou. Né en 1929 à Berlin, Nikolaus de la Fontaine und d’Harnoncourt-Unverzagt descendait de la dynastie des Habsbourg par sa mère. Il a bâti sa vie à ne pas se situer tout à fait là où on l’attendait, se captivant pour les instruments anciens avant de basculer dans une modernité assumée. Et il a dirigé ses orchestre sans baguette, les yeux hypnotiseurs.
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George Martin
C’était bien le cinquième Beatle. George Martin a tenu la boutique quand les vies des uns et des autres allaient à vau-l’eau, ou que John Lennon et Paul McCartney s’écharpaient à nouveau. Façonneur du son du groupe, mentor et organisateur, il est resté sur le pont jusqu’au dernier album, «Let It Be». Pour «Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band», l’un des chefs-d’oeuvre, il a été directeur musical, arrangeur et chef d’orchestre. Il a aussi officié, entre autres, pour les Who ou Shirley Bassey.
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Léon Francioli
Dans une interview en vidéo, il lance, avec sa faconde vaudoise: «En fait, j’aime toutes les musiques.» Et on sait qu’il n’y a nulle prétention dans le propos. Ce grand contrebassiste de jazz s’est est allé à 69 ans. Il a d’abord donné dans le rock avec le mythique groupe romand Les Aiglons, avant de gagner les rivages, peu tranquilles, du jazz, comme copilote du BBFC. Figure locale, âme de la rue de l’Ale à Lausanne, il laisse un beau sillage de notes.
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Zaha Hadid
Lauréate du Prix Pritzker en 2004, seule femme à le recevoir, elle était une star de l’architecture et ne se privait pas de jouir de ce statut. Peut-être parce qu’elle a dû faire preuve de patience: depuis une première réalisation remarquée pour la société suisse Vitra en 1994, elle n’a véritablement percé sur la scène mondiale que dans les années 2000, notamment avec MAXXI, le Musée national des arts du XXIe siècle de Rome, ou le pavillon-pont qui enjambe l’Ebre à l’Expo internationale de Saragosse.
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Prince
Trois mois avant le 50e Montreux Jazz Festival, le roi de la pop cultivée et provocante, qui s’était produit sur les bords du Léman dès 2007, met brutalement une génération en deuil. Depuis les années 1970, il n’a cessé de prendre du pouvoir dans un show-business qui mutait. Il a connu la fin du disque, sur lequel a été couchée «Purple Rain». Il a affronté son label, cherché de nouvelles pistes de distribution, et tout au long des décennies, dansé sa spectaculaire obsession musicale.
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Benoîte Groult
Elle a fait irruption dans un monde encore revêche face aux femmes qui s’expriment avec «Ainsi soit-elle», en 1977. Parmi plusieurs fronts, elle a empoigné, dans une commission officielle, la question de la féminisation des noms de profession, et elle a su dire l’ampleur symbolique de la charge. En 2007, elle signe un roman sur la vieillesse, «Touche étoile». Elle a dit au «Temps» en 2010 : «J’appartiens à une génération qui a l’audace de vouloir paraître jeune. Mais la masse de ceux qui ont la vie devant eux ne m’entend pas, ne me voit pas.»
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Bud Spencer
L’Italie entière a pleuré la disparition, à 86 ans, du colosse de la nation. Castagne et, bien sûr, grand cœur ont permis à Bud Spencer de marquer le cinéma des années 1970 et 1980. Il a donné des coups dans des thrillers improbables et des westerns, avec son compère Terence Hill, dans un tandem à la mode Obélix et Astérix. Son nom était Carlo Pedersoli.
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Yves Bonnefoy
Poète, professeur, traducteur de Shakespeare, Yves Bonnefoy a notamment offert les recueils «Du mouvement et de l’immobilité de Douve», «Hier régnant désert» et «Dans le leurre du seuil». Il a été le premier, depuis Paul Valéry, à occuper une chaire du Collège de France, ce qui a permis le rayonnement de sa sensibilité et de sa douceur attentive, au service de la poésie.
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Elie Wiesel
Il a été un phare et une conscience. Il n’a cessé de rappeler les pires heures du siècle, pour chasser l’oubli, pour réaffirmer le défi que représente la lutte contre la barbarie. Déporté à Auschwitz-Birkenau puis Buchenwald, il y a perdu ses parents ainsi qu’une sœur, drame qu’il a raconté dans «La Nuit». Par la suite, il s’est établi ensuite aux Etats-Unis, écrivant et prenant la parole aussi souvent que le permettaient les circonstances, pour la mémoire.
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Michael Cimino
Avec Robert De Niro, John Savage et Christopher Walken, il a pu faire le film «Voyage au bout de la nuit», l’un des premiers à aborder le traumatisme de la guerre du Vietnam. Plus tard, au sommet de son prestige, il ruine son studio pour fabriquer le colossal western «La Porte du paradis». Il a poursuivi en 1985 avec «L’Année du Dragon». Michael Cimino a été un destin de cinéma. Devenu androgyne à force de chirurgie esthétique, il a livré une mémorable conférence à Locarno en 2015.
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Abbas Kiarostami
Il a accédé à la notoriété internationale – notamment grâce au Festival de Locarno, qui prime le film – en 1989 avec «Où est la maison de mon ami?» Douze ans plus tard, il décroche la Palme d'or à Cannes pour «Le Goût de la cerise». Il a fait le cinéma iranien moderne, non sans difficultés chez lui, à Téhéran. Durant ses dernières années, il s’est tourné vers la photographie, pour l’indépendance qu’offre cet art.
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Alan Vega
Alan Vega est «mort paisiblement», a assuré sa famille, ce qui a conclu une vie tout sauf paisible. Il a imposé le punk aux Etats-Unis, et a investi l’électronique avec son groupe Suicide, fondé en 1970. Il a influencé la new wave des années 1980, tout en assurant la provocation personnelle durant les concerts. Il a aussi été peintre et sculpteur. Dernier haut fait, cette année, il apporté sa voix de grotte urbaine à la superbe chanson de Christophe, «Tangerine».
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Dimitri
Le sourire pour dénoncer les inégalités, et dire la fragile poésie de l’existence. Dimitri s’est fait connaître des Romands dans les années 1970 grâce au cirque Knie, avant de connaître un succès constant sur les planches et de créer son théâtre puis son école à Verscio, au Tessin. Base arrière d’une renommée mondiale, motivée par une affection constante.
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Michel Butor
Michel Butor a vécu pendant 30 ans en reclus dans un village haut-savoyard, à Lucinges, mais il est resté citoyen de l’univers, arpentant la littérature et la langue après avoir porté le Nouveau Roman, avec «La Modification». Aux côtés de Jean Starobinski, il a enseigné à l’Université de Genève, sans cesser de voyager, et d’élargir sa palette créative.
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Marc Riboud
La nouvelle a attristé Perpignan, pendant le festival de photojournalisme: Marc Riboud, celui qui a capté «La Fille à la fleur» – une militante anti-guerre du Vietnam face à des soldats devant le Pentagone – s’est éteint à l’âge de 93 ans. Sa carrière de photographe a commencé par ce rare moment d’Histoire, en novembre 1963, alors qu’il est à Cuba et que J. F. Kennedy est assassiné. Président de Magnum, il a beaucoup voyagé en Asie, et a couvert l’élection de Barack Obama en 2008.
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Andrzej Wajda
Une carrière de 66 ans, 36 longs métrages, et une constante dimension politique: Andrzej Wajda a incarné le cinéma polonais, en s’opposant au régime du général Jaruzelski, notamment dans «L’Homme de marbre». «Le Chef d’orchestre» puis «L’Homme de fer». Il s’est adonné ensuite à des films historiques moins frappants, mais revient en 2007 avec le puissant, et intime, «Katyn», sur la mort de son père lors de l’assassinat d’officiers polonais par des Russes.
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Dario Fo
L’homme au col roulé est né au bord du lac Majeur. Il se pique vite de théâtre, se fait auteur et acteur, double existence sautillante et enrichissante. Il investit la radio, la TV, sans quitter le plancher de la scène. Et sans jamais ramollir dans sa verve de gauche.
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Pierre Etaix
Il a raconté: «J’ai vu des clowns à 4 ans et demi et j’ai eu envie de faire ce métier. Tout ce que j’ai appris dans la vie n’a eu qu’un seul but: faire rire les autres». Formé avec Jacques Tati, Pierre Etaix a souvent fait l’acteur, et aménagé son monde lunaire dans cinq films, dont «Yoyo». Les temps ont été durs avec lui: pour un problème de droits, ses films ont été bloqués pendant 20 ans. Justice, ils accueillent à nouveau le public.
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Leonard Cohen
En 2008, avant son passage au Festival de Montreux, «Le Temps» a suivi Leonard Cohen dans les rues de Montréal. En décrivant: «Leonard Cohen parle des trois solitudes qu’il ressent à Montréal. Celle d’une province, le Québec, une enclave francophone en marge du Canada. Celle de l’anglophone dans cette cité capitale où les rues sont inscrites en français. Et celle du juif, une île partout.» Triple isolement, et pourtant, avec «Suzanne» «Hallelujah» et «Anthem», l’homme au chapeau a tant poussé les foules à de belles communions.
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Gotlib
Avec les tomes de la «Rubrique-à-brac» et autres albums, de «Pilote» à «Fluide glacial» – qu’il a créé –, Gotlib a décapé la bande dessinée, étrillé les beaux-arts, dézingué le cinéma ainsi que toute forme d’expression où le beau devient cliché. Entre Gai-Luron et la tranquille coccinelle, le dessinateur s’est battu, crayon en main, contre la méchanceté du monde. Né en 1934, Marcel Gotlieb a porté l’étoile jaune, petit.
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Mix & Remix
Ses gros nez ont raconté la planète, et son bout de Suisse. A 58 ans, Philippe Becquelin a été emporté par la maladie. Né à Saint-Maurice, il a été à la fois acteur et conteur de la scène punk lausannoise, la Dolce Vita et Lôzane bouge. Avec Pierre-Jean Crittin dans «L’Hebdo», il instaure les «Histoires mécaniques», puis se lance dans ces dessins qui croquent le monde avec leurs personnages bavards à généreux appendice nasal. Ils sont devenus une institution locale, puis francophone. Sa fille, Louiza, est illustratrice.
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Michèle Morgan
T’as d’beaux z’yeux, évidemment. Mais surtout, une immense élégance, un caractère racé, une constante modernité. Depuis «Le Quai des brumes» en 1938, Michèle Morgan a irradié dans 70 films, des tranches de l’histoire du cinéma français, chez Yves Allégret, René Clair ou Claude Chabrol, après Marcel Carné. Soudain face à Gabin, elle susurre: «Embrasse-moi encore...».
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George Michael
Brushing charpenté, grande boucle d’oreille, regards qui se veulent ténébreux: Wham! témoigne des années 1980 aussi bien que «MacGyver». En 1984, il se lance en solo, pour évoluer toujours davantage vers le funk et la soul. Les années sont agitées par des soucis avec la justice pour cause de faits de mœurs ou de drogue. Il entame une grande tournée en 2011, qu’il ne peut clore. Il s’éteint le 25 décembre, «Last Christmas». On ne saura jamais combien d’enfants ont été conçus grâce à «Careless Whisper» et son saxophone de charme.
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Burki
Il y avait cette casquette, et dessous, un regard ironique et tranquille, à la vaudoise. De 1978 à 2014, Raymond Burki a offert aux lecteurs de «24 heures», et à la Suisse, ses dessins acérés et moqueurs, parfois colériques. Il a ri des puissants, depuis le plus local, ce Daniel Brélaz qu’il croisait tous les jours, jusqu’aux sommités mondiales, en passant par les conseillers fédéraux. Et souvent, il a glissé de fortes convictions humanistes et écologistes, au fil de ces drôles de traits, qui resteront dans les mémoires.
Textes: Nicolas Dufour, avec la rubrique culturelle du «Temps». Vidéos: INA et autres. Correction: Irène Oriza.