Laurence Wagner a connu un destin particulier. Choisie fin 2019 pour diriger le Belluard Bollwerk, festival fribourgeois réputé pour son talent innovant, la curatrice de 35 ans avait bouclé sa première édition en mars 2020, quand un certain virus a plombé l’élan.

Celle qui fut programmatrice du Théâtre de L’Usine, à Genève, de 2014 à 2018, a alors imaginé un plan alternatif, joliment intitulé Plan BB, pour «sauver les propositions locales»; mais elle a hâte, cette année, de vivre son premier «vrai» festival dans la superbe forteresse médiévale – même si les jauges restent limitées à 100 spectateurs. Trente et un projets dont 15 créations qui courent du 24 juin au 3 juillet pour un budget de 830 000 francs, une belle présence internationale et une nouvelle scène au bas des remparts: cette 38e édition, placée sous le signe de la métamorphose, s’annonce tout sauf morose.

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Le Temps: Pourquoi ce thème de la métamorphose?

Laurence Wagner: Il s’est imposé avec la pandémie qui nous a tous obligés, quels que soient notre âge ou notre statut, à nous transformer, nous adapter au fil des mois. Plus généralement, je soutiens les artistes qui inventent de nouvelles manières d’être au monde, que ce soit dans les luttes sociales, comme la dénonciation des violences policières des Chiliens Ebana Garín Coronel et Luis Guenel, qu’on pourra voir dès le 30 juin, ou dans les combats identitaires. Je plébiscite les propositions qui nous déplacent, éclairent l’ordinaire d’une nouvelle lumière. L’époque est fragile et incertaine. Plus nous développerons une sensibilité à l’extra-ordinaire, plus nous parviendrons à accueillir et à dialoguer avec l’inhabituel.

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Quel projet incarne le plus cette idée de transformation identitaire?

Celui de Johanne Closuit, un artiste non binaire qui a grandi en Valais dans les années 2000. Son travail Ghosts Are Extended Flesh va chercher dans la science-fiction la matière correspondant à son rêve profond d’un corps trans-humain, trans-oracle, trans-sorcière, trans-fée, trans-atlante, bref dans un changement constant. C’est un solo très beau et très poignant, car Johanne pose la question de comment se construire lorsqu’on ne correspond pas aux normes d’une région ou d’une société patriarcale hétéronormée.

Le Belluard a une nouvelle scène, la Fortunée des Remparts, qui se situe en contrebas de la Forteresse. Pourquoi ce nouveau lieu?

Je souhaitais un espace proche du public pour des formats plus courts ou des étapes de travail. C’est une place intéressante, car elle mélange le gazon, type place de jeu, et les vieilles pierres. Comme si l’histoire conversait avec le présent. Pendant la durée du festival, j’ai demandé à l’architecte Giona Bierens de Haan d’y concevoir un décor. Il a imaginé trois modules gonflables chromés, qui racontent cette rencontre entre esthétiques futuriste et médiévale. On peut reconnaître une tour, un monument type Stonehenge et une sorte de rempart arrondi. Le fait que ces éléments soient gonflables raconte le besoin de s’alléger, qui est très fort en cette fin de covid.

Que pourra-t-on voir à la Fortunée?

Les 25 et 26 juin, on y découvrira par exemple la nouvelle vague de la danse brésilienne. Dans Sirens, Carolina Mendonça réunit un chœur de quatre interprètes qui puise dans l’énergie de l’invisible pour faire entendre les sirènes et célébrer la force de ces sujets féminins, êtres monstrueux, captivants et libres. La même soirée, NoirBLUE expliquera comment la danseuse Ana Pi s’est rendue en Afrique subsaharienne pour s’y réapproprier ses origines. Ses mouvements associés à un film font resurgir des parts d’histoire enfouies sous les parcours diasporiques. Enfin, dans La Peau entre les doigts, Catol Teixeira, qui cherche à danser quelque part à l’intersection de la poésie, de la pensée queer, de la décolonialité et du féminisme, proposera une forme interactive avec le public.

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Justement, ce festival est apprécié pour ses propositions participatives. Maintenez-vous cette offre malgré les mesures sanitaires?

Oui, le public va pouvoir se promener avec Leonardo Delogu et Valerio Sirna, du collectif DOM-. Ces artistes italiens arpentent les rues des grandes villes européennes depuis dix ans pour subvertir l’espace urbain. Maquillés, les spectateurs suivent deux guides qui portent des enceintes sur leur dos. Musique, questionnement sur qui détient le pouvoir dans l’espace public, flânerie onirique, ce duo remet au goût du jour une pensée situationniste qui rend l’instant poétique. Côté interactivité, Julia Perazzini sera aussi la voix de Jukebox Fribourg/Freiburg, un pot-pourri de propos de tous ordres, officiels et populaires, collectés dans les rues de la ville par l’Encyclopédie de la parole et restitués à la carte, comme un jukebox, par la comédienne installée dans la Forteresse.

Qu’en est-il des artistes locaux?

La relève est à l’honneur. Comme j’interviens régulièrement à la Manufacture et dans les écoles d’art, je connais bien les très jeunes artistes romands et y suis très attachée. En ouverture du festival, le jeudi 24 juin, le Collectif Ouinch Ouinch déploiera son univers festif et déjanté dans Happy Hype. Les neuf membres de la Conseye Pheidairale restitueront les traces de la colonisation trouvées dans la ville de Fribourg au cours d’une résidence à l’Arsenal, tandis que dans Restless Beings, Cosima Grande chorégraphiera au sol une expérience sensorielle de connexion aux autres, d’intelligence collective. Je suis très épatée par la maturité de cette nouvelle vague!

Comme vous êtes sous le charme d’«Ono Sensation», un voyage-hommage…

Oui, dans ce solo, Pauline L. Boulba revient sur le coup de foudre du danseur Kazuo Ono pour la danseuse de flamenco Antonia Mercé à laquelle il a rendu hommage dans Admiring La Argentina. Dans son travail, Pauline danse Ono qui danse La Argentina et se livre à une forme d'enchâssement amoureux dans la Forteresse du Belluard, le lieu-même où Ono a dansé La Argentina en 1987. C’est très beau.

Et côté musique?

On a la grande joie d’accueillir le label La Souterraine, cinq jeunes rappeuses françaises qui mettent le feu partout où elles passent et confirment la belle santé du rap féminin. On pourra les entendre le vendredi 25 juin, à 21h, à la Forteresse.


Belluard Bollwerk, Fribourg, du 24 juin au 3 juillet.