61e Festival de Cannes. La Chine à contre-courant de Jia Zhang-Ke
EN COMPETITION
Etrange mélange de documentaire et de fiction qui survole 50 ans d'histoire, «24 City» s'impose comme un candidat sérieux à la Palme d'or. Le cinéaste avait déjà remporté un Lion d'or en 2006 avec «Still Life».
Alors que tous les regards sont tournés vers la Chine, pour différentes raisons, c'est peu dire que le film chinois en compétition, 24 City de Jia Zhang-Ke, était attendu. Signé par un récent vainqueur de Venise (Still Life, Lion d'or 2006) et apparemment autorisé de sortie par les autorités (ce qui ne va pas de soi), qu'allait-il donc pouvoir nous raconter sur ce pays qui s'affirme toujours plus comme «l'empire du milieu»?
A jamais en retard d'une nouvelle, le cinéma y a d'abord affirmé sa spécificité: tourné à Chengdu, capitale de la province du Sichuan tout juste touchée par un violent tremblement de terre, le film montre désormais clairement «l'avant».
Un terrible hasard, mais qui vient à point nommé rappeler la spécificité de ce cinéaste de la mémoire, chroniqueur de la transformation accélérée de son pays, récemment parti filmer la région des Trois-Gorges peu avant qu'elle disparaisse sous un lac de barrage! Cette fois, l'auteur de Platform, Plaisirs inconnus et The World a entrepris d'évoquer la fermeture en 2007 d'une grande usine d'armement, vouée à la démolition pour faire place à un complexe d'appartements luxueux nommé 24 City. Autrement dit, illustrer le passage du communisme au capitalisme, de vies planifiées à des vies livrées à l'économie libérale.
Mais que signifiait donc cette montée des marches très glamour du petit (par la taille) cinéaste, en compagnie de la star Joan Chen (Le Dernier Empereur, Lust, Caution) et de son actrice fétiche Zhao Tao? Alors que le film se présente comme un pur documentaire, l'interview d'une ouvrière - autrefois surnommée «Petite fleur» pour sa ressemblance avec Joan Chen dans ce grand succès populaire de 1980 - vient mettre la puce à l'oreille: sans qu'on s'en soit rendu compte, le film a glissé du documentaire à la fiction (c'est la vraie Joan Chen qui la joue!), unifiant les deux genres jusqu'ici pratiqués tour à tour par le cinéaste. Un petit jeu très vain, comme s'est empressé de l'écrire le critique du magazine américain Variety? A sentir la qualité d'écoute, d'émotion et de réflexion qu'a suscitée en nous ce film, on soutiendrait plutôt le contraire: une magnifique démonstration que peu importe le genre, le cinéma et sa capacité à éclairer le réel dépendront toujours de la manipulation, en quête de vérité ou non, de son auteur.
Que ce soit en toute inconscience ou alerté sur cette question d'authenticité, le spectateur a en effet une belle occasion d'apprécier la qualité du regard de Jia Zhang-Ke. Sans hâte, mais sans complaisance de durée non plus (avec deux heures, on est loin des neuf du fameux A l'Ouest des rails de Wang Bing, sur un sujet proche), le cinéaste nous fait assister à la fermeture et au démantèlement de l'«usine 420», entrecoupés d'interviews avec des ouvriers et ouvrières, qui évoquent au passage un demi-siècle d'histoire chinoise.
Sur les huit interviews, la moitié sont vraies et les autres jouées, voire purement imaginées. Toujours est-il que la vérité de ce qu'elles disent de la douleur de ces gens, brutalement délivrés d'un joug plutôt rassurant, mais aussi, pour les plus jeunes, de leur soulagement à y avoir échappé, ne fait guère de doute. Quelques poèmes placés en intertitres (dont deux de W.B. Yeats, sur les avantages de l'âge, l'essor et l'oubli des meilleures idées), achèvent de rendre le film puissamment réflexif. Au final s'impose une mélancolie typique du cinéaste. Pour Jia Zhank-Ke, les grands bouleversements de son pays seront toujours de nature à broyer l'individu, tandis que les nouveaux mots d'ordre ne sont pas de nature à le rapprocher plus du bonheur. Dans le dernier plan, une vue panoramique sur Chengdu, entre-temps devenue une mégalopole qui s'étend à perte de vue, n'est certes pas de nature à rassurer sur ce point.