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«Le 80% des œuvres que nous analysons s’avèrent fausses»

Les analyses scientifiques ne sont pas systématiques alors qu’elles permettent souvent de démasquer les contrefaçons. Interview de Yan Walther, directeur du Fine Arts Expert Institute, l’unique laboratoire privé de Suisse à offrir un tel service

Yan Walther: «Les analyses telles que nous les pratiquons dans notre laboratoire deviendront un standard.» — © Eddy Mottaz
Yan Walther: «Les analyses telles que nous les pratiquons dans notre laboratoire deviendront un standard.» — © Eddy Mottaz

«Près de 80% des œuvres examinées sont fausses»

Authenticité Les analyses scientifiques ne sont pas systématiques, alors qu’elles permettent souvent de démasquer les contrefaçons

Dans une interview, Yan Walther, directeur du Fine Arts Expert Institute, l’unique laboratoire privé de Suisse à offrir un tel service, livre son éclairage sur ces collectionneurs qui achètent de façon émotionnelle

La moitié. Ce serait la part de faux en circulation sur le marché de l’art selon les appréciations concordantes des départements spécialisés des polices européennes. «Mais le pourcentage de faux qui passe par chez nous est bien supérieur: environ 80%», indique le directeur du Fine Arts Expert Institute, un laboratoire privé d’analyses scientifiques d’œuvres d’art ouvert depuis 2009 aux Ports francs de Genève. Une statistique qui fait froid dans le dos mais qui, pour le FAEI, s’explique simplement: «Si les gens font appel à nous, c’est souvent parce qu’ils ont un doute sur une pièce en leur possession.»

Ainsi, chaque client – collectionneur, musée, maison de vente ou encore galerie – du FAEI peut lever les soupçons qui pèsent sur une pièce en la faisant examiner par les cinq spécialistes en imagerie, restauration, conservation du patrimoine, chimie et histoire de l’art du labo. Coût de l’opération: de 500 à 15 000 francs, soit une somme correspondant au nombre, au type et au temps dévolus aux différentes analyses, mais jamais à la valeur supposée de la pièce, pour des raisons évidentes de déontologie.

«Puis nous interprétons les résultats, continue Yan Walther. Nous ne pouvons affirmer qu’une œuvre est authentique ou non, mais nous pouvons dire si tous les éléments sont cohérents ou si, au contraire, il existe un anachronisme, ce qui est en général accablant.»

Le Temps: Hormis la chasse aux contrefaçons, quelles sont vos autres activités?

Yan Walther: Le laboratoire a été créé par Alexander Konov, de la Fondation Piotr Konchalovsky, pour lutter contre les contrefaçons des peintres de l’avant-garde russe, école particulièrement touchée par les faux. Mais très vite, Alexander Konov a senti le potentiel des analyses scientifiques d’œuvres d’art. Il a estimé – à raison – que la demande pour ce genre de services ne pouvait que grandir et a choisi d’élargir le business model du FAEI à tout type d’objets d’art.

Mais nous intervenons aussi en tant que consultants pour la conservation du patrimoine ou la restauration. Car il n’y a pas que les faux qui nuisent au marché. On parle peu des cas d’œuvres vendues dans des foires d’art ou des maisons de vente, qui brillent sous un vernis parfait parce qu’elles sortent de chez le restaurateur, mais qui – en les analysant scientifiquement – montrent qu’elles ont été restaurées, parfois de façon importante ou pour camoufler certains problèmes. Ce qui devrait faire chuter leur valeur. Or cela n’est en général jamais signalé aux acheteurs potentiels, ni répercuté au niveau du prix de l’objet.

Enfin, nous sommes de plus en plus mandatés par des collectionneurs qui sont sur le point de prêter une œuvre à un musée en Asie et qui veulent s’assurer qu’on leur retourne bien la pièce originale.

– Pourquoi le pourcentage de faux sur le marché est-il si élevé?

– L’évolution du marché facilite la tâche des faussaires. Aujourd’hui, les acheteurs sont beaucoup moins connaisseurs qu’auparavant. Il y a un énorme marché généré par les nouvelles fortunes, des personnes qui n’ont souvent pas une grande culture de l’art et qui s’intéressent aux œuvres comme elles s’intéressent aux objets de luxe en général. Ces personnes s’en remettent complètement à la réputation du vendeur, sans mettre en doute l’authenticité de la pièce. On peut également dire que, comme la demande mondiale pour des œuvres d’art ne cesse de croître, cela crée des vocations. Et enfin, la situation actuelle fait aussi des heureux et ne pousse pas forcément tous les acteurs à entrer en lutte contre les faux: s’il y avait moins de contrefaçons, il y aurait moins d’objets à assurer, transporter, vendre ou entreposer.

– Comment expliquer la candeur des ceux qui achètent sans garantie?

– C’est un des seuls domaines où l’acte d’achat est à ce point émotionnel. Ces mêmes personnes, si elles achètent une voiture à 50 000 francs ou un appartement à 1 million, exigent des documents et des expertises bien supérieures à celles qu’on leur fournit pour un tableau à 10 millions! Souvent, j’ai envie de dire à mes clients – pourtant des professionnels de l’art – qu’ils sont inconscients! Ils acquièrent pour plusieurs millions une pièce sans document ou, pire, avec un papier où rien ne correspond à rien!

Mais il n’y a pas que la candeur qui entre en jeu. Lors d’enchères, les acheteurs se passionnent et ne pensent pas aux garanties, à l’état de l’œuvre qu’ils sont sur le point d’emporter. Et encore une fois, certains collectionneurs manquent de culture et de connaissances, ils n’osent pas poser des questions et s’en remettent entièrement à la réputation des maisons de vente aux enchères ou aux galeries mondialement connues. Ils sont persuadés que ces respectables maisons n’oseraient pas vendre des faux. Je ne dis pas que c’est ce qu’elles font, mais la raison d’être de ces sociétés c’est le commerce de l’art. Elles ne consacrent pas toujours ni le temps, ni l’argent à vérifier scientifiquement ce qu’elles mettent en vente.

– Quels sont les périodes et courants les plus touchés?

– Il y aurait entre 80 et 90% de faux dans l’avant-garde russe et près de 90% pour la céramique chinoise. La Renaissance et l’impressionnisme comptent également de nombreuses contrefaçons. De nombreux faux impressionnistes sont apparus lorsque les collectionneurs américains ont commencé à s’y intéresser, par effet de mode, mais sans avoir acquis au préalable une culture solide en la matière. Même chose pour l’avant-garde russe, prisée des oligarques du pays qui achètent les œuvres pour leur valeur patrimoniale, mais à nouveau sans avoir les connaissances nécessaires pour faire le tri entre les vrais les faux. A présent, on observe de nombreux cas dans l’après-guerre, c’est-à-dire les œuvres abstraites. Ces œuvres sont plus faciles à imiter et surtout les artistes sont déjà morts. Même s’il existe des cas de faux pour des artistes encore vivants – Damien Hirst par exemple – c’est beaucoup plus rare, les cas étant en général vite démasqués.

– Pourquoi le recours aux analyses scientifiques n’est-il pas automatique?

– Le marché veut des autorités, des personnes qui se prononcent et disent qu’une œuvre est fausse ou vraie. Ils ne veulent pas de réponses nuancées. Les analyses scientifiques ne permettent pas d’affirmer qu’une pièce est authentique. Elles peuvent révéler des incohérences, des anachronismes ou au contraire des correspondances. Mais ça ne suffit pas au marché, qui veut vendre. C’est pour cela qu’il existe des comités qui attribuent les œuvres. Or, les personnes qui décident au sein de ces entités n’ont pas toujours les compétences pour le faire, ne sont pas forcément bien intentionnées et peuvent avoir des intérêts personnels à avaliser ou non une œuvre. Si les personnes de référence ne donnent pas leur accord sur un tableau, celui-ci ne vaut rien. Et vice versa.

Mais les habitudes évoluent. Les scandales de faux remettent en question la parole des experts. Ainsi, dans le jugement portant sur l’affaire du faussaire Wolf gang Beltracchi, un des chefs d’accusation était de ne pas avoir eu recours aux analyses scientifiques. Depuis une dizaine d’années, les acteurs du marché se rendent compte qu’on est en droit d’attendre d’un professionnel qu’il fasse examiner scientifiquement l’œuvre qu’il met en vente. Ce qui peut aussi être un argument fort pour mettre en confiance un acheteur. Tôt ou tard, les analyses telles que nous les pratiquons dans notre laboratoire deviendront un standard.