Aharon Appelfeld, une foi inébranlable, malgré l’horreur

Résister dans la joie, se battre en armes et de toute son âme.L’auteur, rescapé des camps, chante la vie dans «Les Partisans»

Genre: Roman
Qui ? Aharon Appelfeld
Titre: Les Partisans
Trad. de l’hébreu par Valérie Zenatti
Chez qui ? L’Olivier, 320 p.

Au «pays de l’eau», ils sont une poignée de résistants échappés des ghettos, des jeunes gens pour la plupart, qui ont appris à se «camoufler, ramper, exploiter la nature du terrain pour surprendre l’ennemi». Leur but: sauver un maximum de Juifs, en faisant dérailler les trains sur le chemin des camps.

Parmi eux, Edmund, 17 ans. Dans sa fuite, il a laissé ses parents sur le quai de la gare. Cette image le hante, et sa culpabilité de les avoir blessés, négligés, maltraités dans son égoïsme adolescent. Parfois, le jeune homme les voit en rêve ou dans un état visionnaire. En dehors de ces retours du passé, Edmund ne parle pas de lui, il est tout occupé à évoquer ses compagnons de lutte, et leur combat de chaque instant pour survivre et arracher des vies à l’armée nazie, elle-même aux abois, à l’orée de la défaite.

Depuis des décennies, Aharon Appelfeld distille dans ses livres ce qu’il a vécu enfant, lui qui est né en 1932 près de Czernowitz, alors en Roumanie, et qui a survécu, après le décès de ses parents, échappé du camp à l’âge de 10 ans. Au sein de la petite troupe, il y a deux mascottes, Milio, âgé de 2 ans, qui contemple le monde en silence, et Michaël, 7 ou 8 ans, qui exorcise dans l’étude le souvenir des horreurs qu’il a vu perpétrer. Ces deux enfants cristallisent l’espoir d’un monde neuf, meilleur, délivré de la haine et de la peur.

Lutte de tous les jours

Si tous les combattants sont unis dans leur combat, leur entente n’est pas totale. A leur tête, Kamil est un chef charismatique, un géant éloquent, souvent pathétique dans ses discours, un être profondément attaché aux prières, à la langue hébraïque. En opposition à lui, tout aussi dogmatiques, des communistes convaincus comme Karl (qui doit son prénom à Marx) n’ont nullement l’intention de perpétuer des traditions aliénantes ni de créer un état religieux. Mais dans la lutte de tous les jours pour se protéger de l’ennemi, du froid, de la faim, pour organiser des déraillements de trains et accueillir les rescapés, les partisans sont unis.

Générosité

Edmund décrit des êtres magnifiques de générosité et d’efficacité. Tsila, la cuisinière qui sait concocter avec pas grand-chose des plats réconfortants; Reb Hanokh, l’aveugle qui tricote sans relâche bonnets et gants; Felix, le second de Kamil, un musicien mutique mais efficace; la grand-mère Tsirel, sage et clairvoyante, au seuil de la mort. Le groupe sera même rejoint par un Ukrainien, révolté par l’antisémitisme des siens, et qui s’engage aux côtés des Juifs.

Dans les premiers temps, toute l’énergie est absorbée par les exercices militaires, les opérations de pillage pour récolter armes, vivres, médicaments et vêtements auprès de paysans hostiles, le creusement de bunkers et de tunnels. Et comme ces combattants sont des gens du livre, il leur faut des nourritures spirituelles, des textes sacrés qu’ils trouvent dans des maisons juives abandonnées, et qu’ils commentent le soir, quand ils ne partent pas en expédition. Mais faut-il vraiment apprendre l’hébreu, outil de l’obscurantisme, plutôt que le yiddish, langue du peuple, protestent les communistes.

Le découragement guette parfois les partisans. Ils sont si peu. Leur énergie est absorbée par l’effort pour survivre. N’auraient-ils pas mieux fait de rester avec les leurs, de partager le sort commun? «L’humidité et le froid vont nous dévorer, sans parler des maladies, et lorsque les Allemands arriveront, ils ne trouveront pas en nous des hommes mais des ombres.» Les visions, les mirages affaiblissent le moral de la troupe. Il faut alors toute l’éloquence de Kamil, tout le talent de Tsila pour redonner l’élan et ressusciter l’«être collectif».

Euphorie

Les premières opérations réussies suscitent l’euphorie. Mais devant les morts-vivants rescapés des trains déraillés, la tristesse accable les «sauveurs». Devant ces gens exsangues, brisés, hagards, ils mesurent leur impuissance. Par une radio confisquée, ils apprennent en même temps la déroute de l’armée allemande, et l’accélération de l’extermination des leurs. Que deviendront-ils à la fin de la guerre? Ils n’ont plus d’autre famille que le groupe. Quand ils redescendent dans la plaine, après l’assaut final, pour enterrer leurs morts et pleurer Kamil, des propos antisémites les accueillent.

A la dernière page, un rescapé demande à Felix, le second de Kamil, «Où allons-nous?» «– A la maison./– Quelle maison?/– Nous n’avons qu’une maison, dans laquelle nous avons grandi et que nous avons aimée, c’est vers elle que nous retournons.» Le rescapé fut sidéré par la réponse de Felix et un sourire involontaire illumina son visage.»

Aharon Appelfeld raconte l’épopée de ces résistants avec une grande économie de moyens. En dépit des tensions internes, il sait transmettre leur cohésion profonde, et dans le même mouvement, la solitude de chaque individu, perdu dans ses rêves et ses visions, oscillant dans la même phrase entre passé et présent. Le regard ingénu (et brouillé de culpabilité) d’Edmund donne à ce récit si dur une aura d’espoir et de douceur, une foi en l’humanité, en dépit des preuves constantes du pire.

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Aharon Appelfeld

«Les Partisans»

«Nous faisions face à la laideur de la grande souffrance. Kamil nous avait intelligemment demandé de ne considérer que la souffrance de l’homme et pas sa laideur, qui est toujours l’expression d’un supplice»