Sur scène, le professeur marmonne sa conférence sous sa chevelure blanche en pagaille. La Terre est en danger, dit-il, à cause du réchauffement et de la pollution. Le ronflement d'un spectateur endormi se fait entendre avec toujours plus d'insistance. Le professeur s'en émeut et enguirlande le somnolent qui se transforme en fantôme et s'envole au-dessus des têtes de l'assistance. La conférence prend alors un autre tour. Des écrans s'allument sur les côtés de la salle et Oetzi, l'homme des glaces découvert en 1991 dans les Alpes italiennes, apparaît sur scène sous la forme d'un masque ectoplasme. «La Terre est encore magnifique, donnez-moi de l'espoir», lance le spectre vieux de 5300 ans.

Ainsi commence un spectacle présenté en permanence à l'Exposition universelle d'Aichi, au Japon. Ouverte le 24 mars, jusqu'au 25 septembre, l'Expo repose sur le thème de la «sagesse de la nature». 121 pays, des collectivités, des ONG et des entreprises participent à cet immense raout mondial. Le spectacle de la conférence scientifique est présenté dans le pavillon de la préfecture d'Aichi, autant dire l'hôte des lieux. Il résume bien le propos artistique d'une telle exposition universelle: pour une cause jugée juste mais répétée jusqu'à saturation dans les médias, il faut réveiller les citoyens globalisés par des langages nouveaux, une mise en scène rafraîchie. A ce titre, Aichi 2005 constitue un bel état des lieux de l'expression de masse, dans ses grandeurs et ses misères. Visite guidée.

Exercices de style

L'Expo, c'est un vaste exercice scolaire. Les créateurs, les exposants doivent respecter le thème, la plupart des pays s'y soumettent. Les conditions sont claires pour les pavillons des nations, des hangars de taille à peu près standards. Certains pays se sont regroupés, notamment les Scandinaves, les Etats d'Amérique centrale ou 28 nations d'Afrique. Pour les organisations telles que le CICR, les contraintes sont à peu près les mêmes. En revanche, les sponsors avaient totale liberté quant au volume et au style de leurs représentations.

Autoproclamée «première exposition du XXIe siècle», Aichi se veut à la pointe. Les robots foisonnent, les écrans plats ou les bornes interactives aussi. C'est le premier constat, une sorte de banalité technologique. La forme ordinaire d'expression n'a pas changé depuis plusieurs années, les concepteurs misent toujours sur les gadgets électroniques. La Chine propose un bel espace de vert clair et de fleurs géantes translucides, avec une ascension en spirale, mais le parcours ne débouche que sur des bornes à informations touristiques. Dans le sympathique pavillon espagnol, on(re) découvre Don Quichotte au moyen de grands livres sonores, amusants mais sans grande valeur. Au sein de la «maison globale» conçue par les organisateurs de l'Expo, il faut s'enfoncer un récepteur dans l'oreille pour entendre les commentaires, au risque de se percer le tympan et pour n'entendre qu'un chuchotement crapoteux. Les TV ou les projections sur grand écran sont partout, de l'Arabie aux Pays-Bas, sans que les films proposés dépassent souvent le stade d'une promotion touristique un peu plus développée.

Les perles des esthètes

Mais il y a de franches réussites. Des créations qui suivent le mot d'ordre écologisant de la manifestation et qui, souvent, sont moins truffées

d'électronique que les autres, comme si la vraie modernité du langage consistait à présent à simplifier le médium. A ce jeu-là, le pavillon canadien est peut-être le plus remarquable. Le spectateur entre dans un couloir circulaire, sombre, et une première étape le met face à des projections d'images de visages et de paysages couvertes par de grands tissus presque transparents. La texture de ces voiles s'ajoutant aux images. L'ensemble forme une aurore boréale stylisée, en traces lumineuses vertes et bleues. En marchant en spirale, les visiteurs aboutissent à un espace central où l'on montre un montage d'images, une expédition scientifique dans les terres glacées, des écoliers en classe de sciences naturelles en plein air, des bretelles d'autoroute, un érable qui perd ses feuilles écarlates, une goutte d'eau… C'est pleinement dans le sujet, il n'y a pas un mot, juste une superbe musique, et cela résume le propos de manière magistrale. L'œuvre, axée sur les vies de six Canadiens racontant leur pays, est due à trois agences rompues à l'exercice: Lunny de Vancouver, qui a animé des Jeux olympiques, des musées ou des zoos; Lambert à Montréal, déjà à l'origine du pavillon canadien de l'Expo de Montréal de 1967, et Immersion Studios de Toronto, un concepteur de logiciels spécialisés.

A Singapour, une même beauté traverse le pavillon, sobre et original. Les visiteurs traversent d'abord une forêt artificielle et sont arrosés par la pluie sur fond d'histoire naturelle de la cité-Etat. Puis, à l'étage, ils découvrent une immense bibliothèque brun ocre, dans laquelle chaque livre, de taille variable, contient un objet en forme de témoignages d'habitants: «Ma première montre», «mon jeu de cartes», «mon journal intime»…

La France a opté pour un format classique, un film projeté sur les quatre côtés d'un cube de 18 mètres d'arête ainsi que le plafond. Dû à Bruno Badiche, Jean-Michel Frère et Andy Goldsworthy, pour la vidéo et la scénographie, ainsi que Rodolphe Burger et Yves Dormoy, pour la musique, ce «théâtre immersif» dresse l'inventaire des maux de la planète, guerres, pollutions et paupérisation, ainsi que le témoignage bouleversant d'un enfant des bidonvilles sud-africains. Avec le pavillon du CICR, aussi axé sur une projection simple, c'est le seul espace à Aichi qui évoque les misères du monde réel.

La Turquie offre une exposition faite de classiques panneaux explicatifs, d'une grande douceur de tons, dans les bruns et bordeaux. Les auteurs y méditent sur l'inspiration de la nature, comparant les alvéoles des ruches d'abeilles à des structures architecturales, ou mêlant figures de paysages et esprits de géométrie dans les motifs de l'art turc classique. Même thème en Grande-Bretagne, un beau pavillon précédé d'une exposition de photos de deux artistes majeurs, John Riddy et Catherine Yass. Puis, dans l'espace central, de grandes tables inclinées, animées par des idéogrammes de lumière, montrent des exemples d'inspirations naturelles – par exemple, la peau des requins comme modèle de matériau pour des combinaisons aquatiques.

Les catastrophes

Comme tout grand bastringue, l'Expo d'Aichi propose le meilleur et le pire. Dans la seconde catégorie, les pavillons de sponsors font très fort. Hitachi offre une balade sur les espèces menacées dans une sorte de train fantôme coloré avec des lunettes de réalité virtuelle. Les visiteurs en 3D, guidés par un hibou exaspérant, traversent des paysages de marécage avec un méchant crocodile – mais on veut le sauver, quand même – et de savane avec un lion qui fait «Groarrrrr». Quarante minutes de crétinerie pour deux heures d'attente. Dans un amphithéâtre plus grand que l'Auditorium Stravinsky, Toyota montre des robots jouant une parade hip-hop approximative, puis une chorégraphie avec danseuse dans les airs et scooters du futur qui avancent moins vite qu'un piéton. Mauvaise surprise: ce spectacle affligeant est dû au Français Yves Pépin, pourtant concepteur du Palais de l'équilibre d'Expo.02 à Neuchâtel, la plus belle création de l'expo suisse.

Non loin, Japan Rail offre un film en 3D pour vanter les mérites du superconducting maglev, le réseau ultra-rapide que la compagnie rêve de se voir payer par l'Etat japonais. Un film en forme de fantasme d'ingénieur – vraouououm dans les tunnels! – où l'on n'est jamais à la place de l'usager.

Certains pouvoirs publics ne sont pas non plus en reste: le pavillon subventionné de l'Expo, la «Maison globale», propose un film en «Super High Vision», vaste fumisterie pour fourguer un nouveau standard de TV au moyen de soporifiques images de tournesols. L'Allemagne mise elle aussi sur un train fantôme censé faire une exploration des liens entre nature et science. C'est idiot, mais ça monte et ça descend.

Les hors-sujets audacieux

Et puis il y a ceux qui n'ont rien compris au thème, ou l'ont snobé, mais dont les audaces les pardonnent. L'Irlande surprend avec une exposition de croix celtiques, à mille lieux des poncifs de la high tech. La République tchèque montre deux géniaux courts-métrages d'animation, l'histoire de mannequins de verre qui se façonnent une compagne et dansent avec elle jusqu'à ce qu'elle tombe et se brise, ainsi que «l'année tchèque» racontée par la vie d'une salle à manger en accéléré. Après cette introduction, les curieux découvrent un auditoire où sont disséminés quelques instruments de musique insolites, un orgue d'eau, un kaléidoscope musical… A propos de kaléidoscope, la Ville de Nagoya s'enorgueillit d'avoir conçu le plus grand du monde dans son pavillon, une expérience d'une grande subtilité pour le visiteur faite d'eau, d'images et de vent. Enfin, la Suisse prend le risque d'une exposition plus proche de l'art contemporain, montage en bazar d'icône du pays et de facettes de sa modernité, dans les entrailles d'une montagne artificielle et conceptuelle (LT du 19.03.05).

On le voit, le premier mérite du grand bazar mondial est sa diversité. Face à une majorité de formes d'expression plutôt convenues, les audacieux tirent leur épingle du jeu malgré les fortes contraintes, espace, foule et flux… Hormis quelques chefs-d'œuvre, le genre de ces expositions de masse semble à la recherche d'un nouveau souffle, d'une plus grande sobriété, d'une imagerie renouvelée. A Aichi, le XIXe siècle se fait attendre.