Lyrique
La création mondiale du cinquième opéra de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho s’inscrit d’emblée dans le lot des chefs-d’œuvre contemporains. Un choc

Cette Innocence va hanter les scènes pour longtemps. Au festival lyrique d’Aix-en-Provence, l’accueil triomphal le signale. En sortant du spectacle, le public est sonné. La création mondiale d’Innocence s’impose comme le grand événement aixois. Et on se doute déjà qu’il durera dans le temps et parcourra le monde.
La compositrice finlandaise Kaija Saariaho signe là un ouvrage mémorable. Parce que, comme pour tout chef-d’œuvre, l’alchimie opère à tous les niveaux. L’histoire, d’abord, montée serrée comme un thriller, tient en haleine de la première à la dernière minute jusqu’au choc final. Le livret fouillé de Sofi Oksanen, dont Aleksi Barrière a traduit en neuf langues les interventions parlées-chantées des 13 personnages, compose un puzzle émotionnel étouffant dans la toxicité de l’action.
Une musique vénéneuse et puissante
La musique, vénéneuse et puissante, explore tous les registres instrumentaux et vocaux. L’orchestre utilisé à plein, ou ciselé pour chaque pupitre, sous chaque voix, annonce, souligne et amplifie l’action.
La mise en scène de Simon Stone s’appuie sur le sujet intemporel du massacre de masse en arpentant le terrain de la tragédie antique. L’imposante tournette de Chloe Lamford révèle les pièces d’une habitation découpée, dans un lent et incessant mouvement d’encerclement.
Enfin, les voix et le London Symphony Orchestra (LSO), menés avec finesse et autorité par la cheffe finlandaise Susanna Mälkki, libèrent une étourdissante interprétation de l’œuvre, qui s’enfonce inexorablement dans l’horreur après un mariage apparemment insouciant.
Le génie du concept? Tresser subtilement l’intime et le collectif dans une cacophonie de langues savamment organisée, qui révèle autant les expériences personnelles que le traumatisme commun.
La culpabilité de tous
L’histoire d’Innocence? Une fusillade de groupe dans un lycée international, où les nombreuses nationalités révèlent autant de sensibilités culturelles. Après la tuerie, le ferment du traumatisme nourrit la culpabilité de tous. Les parents du jeune «monstre» (Sandrine Piau, mère au supplice, et Tuomas Pursio, père tourmenté par le désespoir) essaient de sauver le mariage de leur deuxième fils (Markus Nykänen, très engagé) et de sa jeune fiancée (touchante Lilian Faharani).
Le pasteur dévoré de regrets (Jukka Rasilainen) et la professeure minée par le remords (formidable Lucy Shelton) illustrent la culpabilité paroxystique de ceux qui se doutaient du drame en germe, mais n’ont rien dit ou vu venir. Seule à hurler sa douleur et réclamer justice, la servante du mariage, dont la vie a été ravagée par la mort de sa fille dans la tuerie (Magdalena Kozena, bouleversante), offre un contrepoint libéré du poids du secret. Quant à la jeune morte, l'incroyable Vilma Jää incarne idéalement sa fantomatique présence en faisant résonner les sonorités nasillardes et vibratiles de la tradition vocale finnoise. Un personnage sur mesure...
Les contours de l’épouvante
Après le sinistre grondement introductif qui sourd sous une tablée festive, le drame annoncé se construit inexorablement, registres graves des instruments exploités jusqu’à la lie avant les explosions stridentes des révélations progressives. Le spectateur découvre peu à peu les contours de l’épouvante, avant la révélation finale qui s’abat comme un coup de massue.
Ce suffocant crescendo, tendu entre les êtres par une partition incandescente, pousse l’insoutenable réalité dans les retranchements de la résilience finale. Et le brillant traitement scénique, articulé aux mots et aux notes de façon organique, ouvre ce nouvel opéra sur l’universalité de la barbarie intime. D’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Les petites formes aussi
La partie plus intimiste des productions n’en est pas moins de qualité. Côté contemporain, L’Apocalypse arabe, de l’auteure libanaise Etel Adnan, occupe la Grande Halle de la Fondation Luma d’Arles. Une nouvelle collaboration vertueuse s’annonce entre les deux institutions.
Dans la mise en scène du directeur du festival Pierre Audi, sur un livret de Claudia Pérez Iñesta et Samir Odeh-Tamimi, compositeur israélo-palestinien aussi créateur de la partition, la commande du festival représente plus qu’une réunion de talents à l’œuvre: elle s’érige en manifeste politique et humaniste.
La guerre du Liban en est le substrat. Violent, noir, sanglant et cruel. La musique expressionniste, tendue entre stridences, éclats et bourdonnements monstrueux, dépasse la réalité. Elle en est la matière constitutive, poisseuse et tranchante.
Très aguerri au répertoire contemporain, l’ensemble Modern arrache l’âme sous le geste aiguisé d’Ilan Volkov. Et l’accumulation de propositions visuelles (films au plafond, déroulement de l’action tout autour d’un public encerclant l’orchestre), crée un sentiment d’oppression et d’enfermement.
Ainsi pris en étau entre la ronde hypnotique d’un texte répétitif et obsessionnel, et une construction sonore tourmentée, le spectateur perd ses repères. La belle scénographie nocturne d’Urs Schönebaum creuse la tragédie. Un immense disque solaire aux couleurs aveuglantes souligne les silhouettes de pleureuses qui arpentent l’espace dans les suggestives toges froissées de Wojciech Dziedzic.
Avec un chœur féminin à l’antique (Fiona McGown, Camille Merckx, Pauline Sikirdji, Camille Allérat et Helena Rasker) et un témoin brûlant (Thomas Oliemans), cette Apocalypse arabe s’appuie sur la férocité archaïque d’un monde en décomposition.
Une modernité ancienne
Le versant baroque s’enracine de son côté au Théâtre du Jeu de Paume. Formidable combinaison de madrigaux, lamentations, airs ou pièces instrumentales de Monteverdi, Rossi, Cavalli, Carissimi, Merula et leurs contemporains, Combattimento, la théorie du cygne noir s’inscrit dans une «modernité ancienne» finement construite. Sébastien Daucé en est le maître d’ouvrage et le directeur musical, et Silvia Costa la metteuse en scène et scénographe.
Les magnifiques résonances instrumentales de l’Ensemble Correspondances et les voix rayonnantes des huit chanteurs en lice lient la douleur humaine en une gerbe de désolation à la fois multiple et unique. Une proposition qui touche juste.
Festival d’Aix-en-Provence, jusqu’au 25 juillet. Renseignements: www.festival-aix.com, 0033 434 08 02 17.