C’était au temps où Madelon avait un pied mariton. Ça gambillait sec sous les ormeaux quand Aristide Padygros menait le bal, avec force banjos et crincrins, gigues endiablées et dinguerie à gogo. L’œil en coin, le sourire au bord du fou rire, un grand blond avec des bottes se détachait de la horde velue: le guitariste et chanteur Alain Monney, de Carouge.

Le temps des cerises passe vite. En 1984, après treize années passées sur les routes de Suisse et de France, le collectif tire la prise. Monney se réinvente sur les ondes. Avec son ami d’enfance, Gérard Mermet, premier violon chez Padygros, il fait les belles heures de Couleur 3. Les deux compères testent sur les ondes de la jeune chaîne les produits frais de leur usine à gags.

Ils rebondissent à la télévision. Flanqué de Lolita, le duo Mermet-Monney fout le feu au poste et aux bonnes manières avec Carabine FM, un manifeste new age de déconnade carabinée que hantent quelques personnages hauts en couleur, comme le professeur Sacrain ou le bien nommé commissaire Nichon… Pendant des décennies, les deux amis créent pour la RTS des séries comme Les Pique-Meurons, La Petite Famille ou L’Heure du secret

Sous le sapin

A faire le pignouf à la télé, Alain Monney avait délaissé la musique. Elle lui est revenue inopinément sous le sapin de Noël quand son fils lui a offert un bon pour un concert. «Mais un concert de moi, s’étonne-t-il encore. Comme je ne suis pas du genre à refuser un cadeau, j’ai dit OK.» Il pense d’abord reprendre ses chansons du siècle dernier, mais les cassettes ont pourri. Unique solution: en composer de nouvelles – «et j’en ai bavé»…

Emule de Joni Mitchell et de Neil Young, le «redébutant» a désespéré de retrouver son doigté. A force de persévérance, il donne, miracle de Noël, un premier concert. Il se sent si bien sur scène qu’il part, ses guitares sous le bras, faire la tournée des caves à chansons. Les spectateurs demandent s’il y a un disque, alors, «tant qu’à faire», quarante-huit ans après son premier vinyle solo, Alain Monney sort Millénaires.

Le CD s’ouvre avec la chanson éponyme. Cette ballade de hobo perpétue une tradition rousseauiste de rêveries. Le promeneur solitaire poursuit la longue marche entamée par l’humanité des millénaires plus tôt. Mettre un pied devant l’autre est un exercice philosophique impliquant des questions fondamentales: «Il y a quoi derrière le virage?» Un précipice? Un ogre? Ou juste un autre virage?

Habitué aux longues pérégrinations pédestres, Alain Monney est un adepte du stepwriting ou écriture poduscrite. Il «intervient» sur les sentiers, «balise» des géoglyphes dans une démarche surréaliste. Pour la télévision, il a imaginé Bienvenue au Paradis. Cette promenade relie quelques-uns des 60 toponymes se référant au paradis en Suisse et va à la rencontre des habitants: «L’effort qu’on fait pour aller vers l’autre est plus important que le contenu de la conversation.»

La pandémie a invalidé cet élan confraternel. «Entre elle, toi, moi et lui L’immensité se déplie», chante-t-il dans 2020. Sévèrement frappé par le coronavirus, Alain Monney a fait un long séjour à l’hôpital et frôlé le paradis. Evitant des termes comme «virus, masque, zoom, pandémie», il se concentre sur la distance que la pandémie a creusée. Elle se chiffre officiellement à 1 mètre et demi. C’est le sous-titre de la complainte; c’est aussi la taille du tabouret que le chanteur a monté sur la Gelmerhütte (BE) pour mettre le site alpestre à la hauteur médiane de la Suisse. Il n’avait pas fait le rapprochement. Il s’esclaffe: «Je pense qu’Alain Berset a pris mon tabouret pour mètre étalon de la distance sanitaire.»

«J’aimerais me blottir au moins une fois dans les bras de Zineb ou Milla», chante-t-il. Avec Dans les bras, il dit à la journaliste Zineb El Rhazoui et à la lycéenne Mila, toutes deux menacées de mort par les islamistes, qu’il les aime. «Ces deux femmes paient le prix de notre liberté d’expression. Je les remercie de leur courage. Je ne les prends pas dans mes bras de manière paternaliste, car ce sont elles qui nous protègent.» Issu d’une époque libertaire, Alain Monney observe avec tristesse les insultes que propagent les réseaux sociaux. «Aujourd’hui, les gens veulent tout savoir, mais pas connaître grand-chose. Dans le fond, ils veulent juste exprimer le pire d’eux-mêmes.»

Ses semelles de vent

Sur un rythme numérique basique, la «protest song» Claque pas claque propose de mettre des baffes à quelques désagréments contemporains («Le trader qui spécule Le temps qui canicule») et aligne de riches rimes en «ite» pour suggérer des alternatives («Cendrillon ou Kermit Le courage ou la fuite»).

Après Jadis, rêverie rimbaldienne dans laquelle le marcheur emprunte ses semelles de vent à l’auteur d’Une Saison en enfer, et bilan doux-amer des grandes espérances déçues qui sont le lot de tous les poètes de 15 ans, le CD se termine avec Cœlacanthe’s Song. Cette chanson ondoyante évoque les abîmes du temps à travers la figure du fameux fossile vivant, «ce brave poisson qui était là bien avant nous et qui nous survivra si on lui fout la paix». Alain Monney est-il nostalgique des temps anciens? «Pas du tout. On a eu la chance extraordinaire de vivre cette époque. Je reste fringant!»


Profil

1951 Naissance à Carouge (GE).

1961 Ses parents lui offrent sa première guitare.

1971 Naissance du groupe Aristide Padygros à Genève.

2014 Monte à la Gelmerhütte avec un tabouret sur le dos.

2022 Sortie de «Millénaires».


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