Un cliché tenace faisait d'Alain Robbe-Grillet le «pape» du Nouveau Roman. Il a certainement été l'inventeur de ce mouvement et jusqu'à sa mort, dimanche, à l'âge de 86 ans, son infatigable commis-voyageur dans les universités étrangères. Au départ, Alain Robbe-Grillet se destinait pourtant à une carrière scientifique. Né à Brest en 1922, il fit des études d'ingénieur agronome. Spécialisé dans les agrumes, il exerça dans les colonies avant de lâcher ce métier qu'il aimait pour écrire des livres dont personne ne voulait. Sauf Jérôme Lindon qui accueillit Les Gommes en 1953 aux Editions de Minuit et fit de l'auteur son conseiller littéraire jusqu'en 1985.
Robbe-Grillet a su fédérer en «famille» des personnalités aussi différentes que Nathalie Sarraute, Michel Butor, Claude Simon, Marguerite Duras, Robert Pinget, la plupart auteurs de Minuit, qu'il réunit en une photographie qui servit la légende. Il théorisa leurs recherches formelles divergentes dans Pour un Nouveau Roman (1963), un essai qui contribua beaucoup à la notoriété de cette «école» aux Etats-Unis ou au Japon où les étudiants continuent de l'étudier. Alors qu'en France, le Nouveau Roman fut accueilli avec méfiance par une partie de la critique, puis violemment rejeté, accusé d'avoir desséché jusqu'à la mort la littérature française.
Le Prix Nobel a couronné Claude Simon, Duras a eu le Goncourt, Sarraute est entrée dans la Pléiade de son vivant. L'œuvre de Robbe-Grillet est restée relativement confidentielle. Elle joue de codes si différents qu'il est difficile de la classer. Le scénario de L'Année dernière à Marienbad, de nombreux films peu connus dont un titre pourtant a fait date: Glissements progressifs du plaisir (lire ci-dessous). Des constructions romanesques rigoureuses et ludiques - Le Voyeur (1955), La Jalousie (1957), La Reprise (2001) - qui subvertissent le roman d'espionnage et la littérature érotique, tout en brodant sur les thèmes mythologiques, celui d'Œdipe essentiellement. Une trilogie autobiographique - (Le Miroir qui revient (1985), Angélique ou l'enchantement (1988) et Les Derniers Jours de Corinthe (1994) - qui s'amuse avec la fiction en multipliant les fausses pistes, les jeux de miroir, le dialogue avec le double. Il a même conçu pour ses étudiants américains un livre de grammaire scintillant en forme de roman, Djinn (1981).
L'enthousiasme pédagogique était une de ses grandes qualités. Vif, brillant, très cultivé, Robbe-Grillet était un critique d'une grande liberté, qui alliait le goût du paradoxe (jusqu'à la vacherie) à une réelle sensibilité littéraire. Ceux qui l'ont entendu s'entretenir avec Jean-Philippe Toussaint, au cours des Journées littéraires de Soleure en 2004, s'en souviennent.
C'était une figure ambiguë. Il se disait de droite. Un temps séduit par l'idéologie fasciste, avant-guerre, il s'est par la suite retenu de toute manifestation politique sauf en 1960, quand il a signé pour Jérôme Lindon le Manifeste des 121 contre la torture en Algérie. Il voulait un château pour abriter sa collection de cactus, il l'a eu. Quand, en 1999, Lothar a déraciné ses chênes centenaires, il en a éprouvé son chagrin le plus vif.
Il y a dans son œuvre comme dans sa posture un exhibitionnisme tempéré d'ironie. Il aimait mettre en scène ses fantasmes sexuels dans ses livres comme dans ses films, dans lesquels sa minuscule épouse Catherine jouait souvent les femmes-enfants perverses. Elle-même écrivait sous le nom de Jean (ou Jeanne) de Berg des récits coulés dans les stéréotypes érotiques. Dans son Journal de Jeune Mariée (publié en 2004), qui fourmille de ragots, elle a révélé l'impuissance de son mari et sa sexualité compliquée. Des obsessions qui se reflètent d'ailleurs dans l'arsenal littéraire et cinématographique d'Alain Robbe-Grillet: petites filles à peine nubiles, poupées vivantes, bordels et guêpières.
Cet Immortel toujours vert, même sans habit, aura été un brillant farceur jusqu'au bout: ainsi il se laissa élire à l'Académie française en 2005 tout en refusant les contraintes de cet honneur - l'épée, l'éloge du prédécesseur, Maurice Rheims, les séances du dictionnaire. Il fait publier sous couverture scellée l'an dernier Un Roman sentimental (Fayard, 2007), un récit où ses fantasmes pornographiques clapotent dans des flots de sang et de sperme. Ces turpitudes plutôt lassantes que scandaleuses sont portées par une langue d'une perfection académique, qui est la marque de toute l'œuvre, depuis Les Gommes en 1953.