Montreux Jazz Festival
Alpha Blondy, 58 ans, est l’une des têtes d’affiche du Montreux Jazz Festival. La star ivoirienne y chantera le 8 juillet. Mais qui est ce chanteur adulé, chantre du reggae à l’africaine, mais que ses détracteurs accusent de servir les pouvoirs successifs en Côte-d’Ivoire? Portrait d’un artiste aux semelles louvoyantes
«Mon seul modèle, c’est Alpha Blondy. Alpha est unique. Il n’a pas de successeur, you know?» Il parle volontiers de lui à la troisième personne, dans une langue ouvragée, d’une voix grave tranchée de formules anglaises. Il dit qu’il les utilise parce qu’il est bègue et qu’elles lui servent de béquille.
Alpha Blondy a 58 ans, sa date de naissance est incertaine, située un 1er janvier parce qu’il est un homme du commencement. Il y a quelques semaines, le musicien ivoirien a rompu un long silence discographique. Son disque Vision reprend des obsessions vieilles de plus de 30 ans. Il chante les indépendances africaines sans cesse différées («La vraie souveraineté, c’est d’avoir un président honnête et pas marionnette») comme s’il restait cet observateur marginal, ce révolutionnaire mystique qui entonnait en 1982 un hymne panafricain: «Brigadier Sabari».
Mais avant de se retourner en faveur d’Alassane Ouattara dans les derniers temps de la récente crise politique ivoirienne, Alpha Blondy a longtemps soutenu Laurent Gbagbo. Comme il avait pris parti, successivement, pour la plupart des hommes de pouvoir dans l’histoire chahutée de son pays. « Il a la constance de la girouette », dit de lui le journaliste Venance Konan. Portrait d’un homme dans le vent, énigme culturelle et génie du reggae africain aux 30 millions de cassettes vendues. Avant son concert au Montreux Jazz Festival.
Il naît Seydou Koné, à Dimbokro, au cœur du royaume baoulé, quelques années avant l’indépendance ivoirienne. Et grandit à Korhogo, tout au nord du pays, presque à la frontière malienne, en plein pays sénoufo. Seydou est à l’image de sa jeune nation, partagé entre plusieurs langues, ethnies et zones d’influence. Le mélomane Soro Solo, qui présente l’émission L’Afrique enchantée sur France Inter, l’a connu à cette époque. «Korhogo, dans les années 1960, était déjà la troisième ou la quatrième plus grande ville du pays. Lui était né dans le centre, dans la savane forestière. Comme tous les jeunes, il jouait du rock, du blues, Johnny Hallyday, les Rolling Stones. Il avait déjà un caractère rebelle. Tout ce qu’il prenait pour de l’oppression sociale le mettait hors de ses gonds. Un jour, un professeur de sciences naturelles lui a attribué une note qu’il a considérée comme insuffisante. Alpha a sorti un couteau. Et il a été réévalué à la hausse! Il fuguait la nuit de l’internat pour chanter au club La Voute de Korhogo.» On le surnomme Elvis Blondy. Ses semelles brûlent. Il s’enfuit à Monrovia, au Liberia, pour apprendre l’anglais. Puis on lui dégotte une bourse pour les Etats-Unis. «J’aurais voulu devenir professeur d’anglais», raconte Alpha. «Je me suis inscrit à la Columbia University de New York, dans un programme pour les étudiants étrangers. Mais l’argent a bientôt manqué. Et j’ai commencé à flirter avec la scène musicale.»
Alpha Blondy multiplie les emplois alimentaires: coursier, ouvrier dans un abattoir du Texas. Mais un concert de 1976, à Central Park, marque le tournant. Le groupe jamaïcain Burning Spear le sidère. La philosophie rasta, la syncope caraïbe, la militance poétique: tout le touche dans ce son. Quelque temps plus tard, il tombe sur un surdoué du reggae, le producteur Clive Hunt dont le studio est installé dans le Bronx. Formé au classique dans le Jamaica Military Band, Hunt est capable de passer de la trompette à la basse, du piano au saxophone et d’agiter le tout en des chansons que Max Romeo, Dennis Brown, Peter Tosh ou Gregory Isaacs s’arrachent.
Il choisit à cette époque de quitter Kingston pour que l’argent ne parte plus directement dans les poches d’autres que lui. Pour qu’il raconte son histoire, aujourd’hui, il faut le trouver dans la campagne jamaïcaine où il est retourné après de longues années de toxicomanie: «Quand j’ai rencontré Alpha, pour la première fois, il s’appelait encore Seydou Koné. Il était étudiant. Je me souviens l’avoir croisé lors d’un concert de Black Uhuru à New York. A la fin du spectacle, je rejoins les musiciens pour qu’on fume un joint ensemble et qu’on parle du bon vieux temps. Il y avait ce type qui rôdait autour de nous et qui s’approche de moi. Il me demande qui je suis. Je réponds: personne. Je n’avais pas vraiment envie de lui raconter ma vie.»
Alpha s’accroche. Il sort un cahier rempli de chansons. Clive Hunt refuse d’y jeter un œil. «Je lui ai demandé s’il n’avait pas de mélodies. Moi, franchement, les textes, ça me laisse froid. Je suis un musicien. Quand il m’a dit qu’il était Africain, ça m’a retourné. Mon père était un rasta, qui me parlait tout le temps de son espoir de retour en Afrique. J’ai invité Alpha au studio où je travaillais. Lui vivait à Harlem, il sortait avec une femme jamaïcaine. Quand il est apparu dans l’embrasure de la porte, j’étais en train de jouer le morceau de Bob Marley, «War». Je ne le savais pas, mais Marley était un saint pour Alpha. Il a commencé à chanter un texte en français sur la mélodie de «War». J’étais fasciné. Je viens d’une île où l’on parle l’anglais et le patois. Lui maîtrisait tout un tas de langues dont j’ignorais tout.»
Ensemble, Clive Hunt et Alpha Blondy enregistrent sept ou huit morceaux, dont la version originale de «Brigadier Sabari». Les bandes ne sortent jamais. Elles semblent perdues dans les fonds de cale d’un studio américain. «Un jour, Alpha a partagé son joint avec quelqu’un qui l’aurait imbibé d’acide. Depuis ce jour, il n’a plus été pareil. Franchement, il est devenu barjo. C’était vers 1978. J’étais impressionné par le charisme d’Alpha, la façon dont il écrivait ses mélodies, mais quand il a commencé à trop déconner, je me suis écarté de lui.» Déçu par la collaboration avortée avec Clive Hunt, souffrant de profonde dépression, Alpha Blondy retourne à Abidjan, où il est même hospitalisé dans une institution psychiatrique.
C’est grâce à Fulgence Kassy, présentateur d’une émission télévisée, qu’il ressurgit. Le chanteur y présente trois titres originaux et une reprise de Burning Spear, «Christopher Columbus», critique virulente de la conquête des Amériques. Instantanément, Alpha devient une star chez lui. Et sa première cassette contient la version définitive de «Brigadier Sabari», où il fustige les opérations coup-de-poing de la soldatesque ivoirienne. Alpha n’attaque pas frontalement le président Félix Houphouët-Boigny qu’il considère comme le patriarche, mais désigne sa violente police.
Ainsi se construit chez l’artiste une relation au pouvoir faite de distance raisonnable et de pragmatisme opportuniste. Selon Soro Solo, cette posture doit beaucoup au rôle de griot dont Alpha Blondy est l’héritier, parfois malgré lui. «Il existe une place accordée à la subversion dans les traditions africaines. Je pense notamment à la prise de parole offerte aux jeunes dans les sociétés sénoufos. On y trouve des chants de dénonciation. Mais Alpha adopte en général des métaphores et des circonvolutions qui rendent acceptable ses textes aux oreilles des plus conservateurs. Il est arrivé au début des années 1980 avec un discours de rébellion, il était à sa manière l’incarnation d’une société urbaine en mutation. Mais il a toujours pris garde de ne pas choquer. Dans «Brigadier Sabari», quand il dénonce les agressions policières, il en profite aussi pour recommander aux jeunes de ne pas sortir la nuit sans leurs papiers. Il est un vieux qui conseille, autant qu’un jeune qui se révolte.» Alpha considère Houphouët comme un dieu vivant, au point de reproduire l’un de ses discours de treize minutes sur son disque. Dès la mort du vieux lion, en 1993, Alpha, désorienté, suit tant bien que mal les fluctuations de la scène politique ivoirienne.
Auteur des Chroniques afro-sarcastiques et directeur du journal d’Abidjan Fraternité Matin depuis la chute de Laurent Gbagbo en avril dernier, Venance Konan l’explique bien: «Contre pots-de-vin, Alpha Blondy a soutenu Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié, Gbagbo. Mais dans le même temps, il a réussi à imposer des chants contre la dictature, contre le tribalisme et le concept d’ivoirité. Il est ce paradoxe vivant qui parvient à se coucher devant tous les chefs successifs et à rester aux yeux de beaucoup une figure d’intégrité. A sa manière extrême, il est à l’image de tous les intellectuels ivoiriens qui ont joué un rôle très négatif après la mort de Houphouët. La plupart d’entre nous avons pris des positions contre l’intérêt du peuple. Nous avons soutenu des hommes plutôt que de nous tenir à distance des personnalités.»
Né dans les mêmes années qu’Alpha Blondy, Venance Konan parle d’une génération gâtée, qui bénéficiait de bourses, d’opportunités et qui n’a pas su répondre aux attentes d’une jeunesse élevée dans la décrépitude nationale et les conflits politiques. «De ce point de vue, une figure comme Tiken Jah Fakoly, autre héros du reggae ivoirien, a beaucoup moins dévié de sa ligne. Il est resté cet aiguillon face aux pouvoirs et aux divisions.»
Journaliste pionnière de la scène world en France et spécialiste du reggae, Hélène Lee a joué un rôle crucial dans la reconnaissance internationale d’Alpha Blondy. Elle le rencontre en 1983 à Bamako, déjà précédé par son aura de jeune gloire reggae. «A cette époque, il n’avait pas encore de groupe organisé, ni de salle de répétition. Son entourage était particulièrement amateur. Il a suffi d’une nuit de discussion, passée sur le tapis de sa chambre d’hôtel, pour que je sois convaincue de son talent. Il était obnubilé par les questions identitaires. Je l’ai amené à Paris, puis à Kingston. Il avait déjà vendu des millions de cassettes pirates. Nous avons même rencontré le producteur d’origine indienne qui s’est vanté d’avoir fait de lui une star après lui avoir pillé ses bandes. Alpha avait un potentiel énorme. Un soir, lorsque nous enregistrions l’album Cocody Rock à Kingston, nous avons longé une plage. Il trouvait que les ghettos caraïbes ressemblaient à ceux d’Afrique. Il a marché seul. Et il est revenu avec une chanson entière, le texte et la musique, autour de cette idée: la Jamaïque, c’est l’Afrique. Il était fulgurant. J’ai pensé que le reggae africain pourrait enrayer la dérive ethnique. Mais je suis revenue de ce rêve. Tant que les gens sur place ne seront pas foutus de se mettre d’accord ou de refuser les enveloppes, ils continueront de se déchirer.»
Près de trente ans après ses débuts, Alpha Blondy reste une des rares stars panafricaines. Ses chants, articulés en anglais, français ou dioula, sont repris de Ouagadougou à Lagos, de Dakar à Niamey. Il a choisi le reggae, cette expression des rejetés, en gardant l’ambition des parvenus. Dans son dernier disque, le poète chante «L’autre rive»: «L’éternité est là, l’éternité c’est ça. Quand le soleil se couche ici, il se lève là-bas. Et sur l’autre rive, quelqu’un nous attend déjà.» Gageons que dans la Côte d’Ivoire qui se reconstruit, Alpha Blondy restera cette bouleversante boussole dont il faut moins suivre la direction qu’admirer la résistance.
* Alpha Blondy en concert le 8 juillet, 20h30 (avec Youssou N’Dour et Ziggy Marley). Montreux Jazz Festival
■ Biographie
1953 Naissance à Dimbokro, élevé par sa grand-mère
1973 Séjour au Liberia pour apprendre l’anglais
1976 Départ pour les Etats-Unis, découvre le groupe jamaïcain Burning Spear
1982 Premier disque Jah Glory
1984 Cocody Rock!!!
1986 Jérusalem
2010 Annonce à Dakar que Laurent Gbagbo a perdu son soutien et qu’il doit quitter le pouvoir
2011 Vision (Wagram/Disques Office)
■ Verbatim
Alpha Blondy dans le texte«Seuls les forts surviventLes cœurs faibles meurent dans la misèreJah, tu es mon soleil»(«Jah Glory», 1983, traduit de l’anglais)
«Messieurs les présidentsExcusez-moi du dérangementVous voulez combattre la corruptionJe vous propose ma solutionCombattez d’abord la misère»(«La queue du diable», 1999)
«Les voleurs de la républiqueCes dangereux béni-oui-ouiSont des moutons de PanurgeDu café au lait ils sont capables de voler le lait»(«Cleptocratie», 1999)
«La démocratie du plus fort est toujours la meilleure»(«Démocrature», 1999)
«L’Occident tire sur les ficellesLes marionnettes font du zèleLe pouvoir leur monte à la têteMoi j’ai peur des mitraillettesNe me parlez plus de politiqueJe veux sauver ma vie»(«Politruc», 2002)
«Plus je connais mes amis mieux j’aime mon chienC’est pourquoi je préfère marcher seul»(«Ces soi-disant amis», 2011)
Un concert de 1976, à Central Park, marque le tournant. Le groupe jamaïcain Burning Spear sidère
le jeune chanteur
,
Venance Konan
Journaliste et écrivain
auteur des «Chroniques afro-sarcastiques»
«Alpha est ce paradoxe vivant qui parvient à se coucher devant tous les chefs successifs et à rester aux yeux de beaucoup une figure d’intégrité»