Amélie Nothomb, écrivain-star
Depuis «Hygiène de l'assassin» en 1992, l'auteur belge publie chaque année un roman qui se propulse en tête des ventes. A l'occasion de la sortie de «Biographie de la faim», rencontre avec une boulimique de l'écriture.
Un gardien de zoo a offert à Amélie Nothomb des poils de koala emballés dans un sac plastique. C'était pour ses 37 ans, le 13 août. Une Québécoise, «mesureuse de feuilles de laitue» chez McDonalds, entretient avec elle une correspondance passionnée. Comme le guide d'une abbaye gothique. Et des centaines de lycéens émerveillés. C'est qu'Amélie Nothomb (ne pas prononcer le b final) suscite des passions exclusives et brûlantes, semblables à celles que magnifient ses livres.
Lors des séances de dédicace, des jeunes gens lui apportent des gâteaux ou des fleurs, sortes d'offrandes à la Déesse. Comme elle, des jeunes filles portent des mitaines, s'habillent de noir et forcent sur le rouge à lèvres. Pour un peu, elles fonceraient chez Pompilio acheter le fameux chapeau Diabolo, qui rappelle à Amélie Nothomb un tableau de Van Eyck. «Je ne suis pas une star, répond l'écrivain. Il m'arrive une belle aventure. Je la vis comme ça. Je ne sais pas pourquoi je suscite de telles passions.»
Tout commence en 1992, lorsque les Editions Albin Michel publient Hygiène de l'assassin. A la une du Figaro, le très sérieux Renaud Matignon affirme avoir découvert un écrivain de 25 ans et donne le la à presque toute la critique. Depuis, à chaque rentrée littéraire, on attend le Nothomb. Toujours chez le même éditeur. Amélie Nothomb invente des histoires abracadabrantes, qui mettent en scène dans des lieux glauques des monstres atrabilaires, des maniaques sexuels et des fous portant des noms venus d'ailleurs: Pretextat Tach, Epiphane Otos, Jérôme Angust, Hazel ou Plectrude. Ses romans, contes de fées bourrés d'humour mais susceptibles de mal finir, écrits comme des polars qui tiennent le lecteur en haleine, racontent des mondes mystérieux où se côtoient laideur, amour, folie, jalousie, mort et cruauté. Avec une tentative de suicide à 3 ans, l'alcoolisme à 8, l'anorexie à 13, sans oublier la descente du mont Fuji-Yama (3776 mètres en 40 minutes), la vie d'Amélie Nothomb ne la prédisposait pas à décrire de mornes plaines.
A chaque fois, le titre fait mouche: Les Catilinaires, Les Combustibles, Le Sabotage amoureux, Robert des noms propres, Cosmétique de l'ennemi, Métaphysique des tubes. Jusqu'au dernier-né, Biographie de la faim. Sans oublier le best-seller, Stupeur et tremblements, vendu à plus d'un million d'exemplaires et adapté au cinéma par Alain Corneau avec Sylvie Testud dans le rôle d'une Amélie découvrant les perversités de l'entreprise japonaise.
La machine est si bien huilée qu'on pourrait croire à du marketing. Amélie Nothomb s'en défend: «J'aime publier un livre par an. Je ne m'y oblige pas. Je n'en ai pas le besoin matériel. Si je le fais, c'est que j'y trouve du plaisir.» Alors, ne lui dites surtout pas qu'elle vient de publier son treizième roman: elle vous répondra que Biographie de la faim est en réalité le 49e et qu'elle travaille déjà au 53e. Mais c'est peut-être le 54e qui sera chez les libraires dans un an: «Sait-on jamais de quoi l'on tombera enceinte?» interroge-t-elle, puisqu'il semble acquis que les livres resteront ses seuls enfants.
Prodige et prodigue, Amélie Nothomb écrit près de quatre ouvrages par an. Elle a du stock dans ses tiroirs, et une vie bien organisée: chaque matin, entre 4 et 8 h, avec des litres de thé pour seuls compagnons, elle écrit sans rature sur des cahiers d'écolier. L'ordinateur lui inspire de la méfiance et, par «hygiène mentale», elle ne veut rien savoir des sites qui lui sont consacrés sur Internet, même quand ils se
réclament de son parrainage. Dans la journée, elle rencontre les journalistes et répond au courrier de ses lecteurs, qu'elle est la seule à lire. Elle y puise «beaucoup d'émotion» mais aussi «de l'effroi face aux proportions que prennent certaines adorations». Elle répond à tout le monde. Parfois même, elle appelle les renseignements et téléphone à un lecteur. Alors les jaloux prétendent que le Nothomb-circus n'est plus un fan-club mais une secte.
Après la promotion de son livre en France, Amélie Nothomb passera la frontière: le 21octobre, elle sera à Genève. Enfin, lorsque viendra l'hiver («il vaut mieux décider un jour de grand froid, au moment où on éprouve moins de grandes passions») viendra le choix douloureux de la cuvée 2005. Choix singulier et solitaire, auquel son éditeur n'est pas convié: «Ce serait lui donner des droits qu'il n'a pas. Il faut le laisser en position de supplication.»
L'éditeur ne se plaint pas: depuis Hygiène de l'assassin en 1992, Albin Michel a vendu six millions de livres d'Amélie Nothomb en langue française, traduits ensuite en 37 langues. En 2003, Antechrista a trouvé 300 000 acheteurs, et l'édition de poche reste à venir. Pour Biographie de la faim, Albin Michel a prévu un premier tirage à 200 000.
Ce matin-là, c'était à la mi-août, Amélie Nothomb commençait son marathon promotionnel. En jupette grise, sandales à la mode, tee-shirt noir et visage sans fard, elle ne ressemblait pas à la jeune femme un rien excentrique qu'on croise parfois sur les plateaux de télévision, sorte de Blanche-Neige qui se condamnerait elle-même à manger la pomme empoisonnée. Mais à une jeune femme sympathique et simple, potomane repentie offrant un verre d'eau, écrivain attentif portant elle-même chez Albin Michel, où elle a un bureau, le courrier au service de presse. «En dix ans, confie son attachée de presse Florence Godfernaux, nous n'avons jamais eu un mot plus haut que l'autre.»
Biographie de la faim, elle l'appelle «mon gros bébé» car il fait 240 pages et non 150 comme les précédents. Amélie Nothomb, fille d'un diplomate belge, qui a grandi au Japon, en Chine, à New York, en Birmanie, au Bangladesh, avant de découvrir à 17 ans son vrai pays, la Belgique, pour y passer une maîtrise de philologie romane, y livre de nouveaux morceaux de sa vie, avec cette fois la faim pour fil conducteur: «J'ai toutes les faims, explique-t-elle. La faim d'écrire, la faim des mots, la faim des autres. Mais aussi la faim de la nourriture, de la boisson, des sensations fortes. La faim de la vie. Les gens ne sont pas toujours conscients du culte qu'il faudrait rendre à cette faim. C'est une sensation merveilleuse, qu'elle soit d'ordre intellectuel ou physique. La faim, donc le désir, c'est ce qu'il y a de mieux.»
Alors, pour décrire cette faim, Amélie Nothomb reprend le récit de son anorexie et de ce moment où, malgré Juliette («le prix Nobel des sœurs») elle s'est retrouvée aux portes de l'au-delà: «Quand j'ai senti la mort arriver, ma tête était prête et c'est mon corps qui a dit non. Il m'a fallu des années pour digérer la décision de mon corps. L'anorexie elle-même est assez grisante: c'est une épopée, on est un héros. Mais après, c'est un cauchemar. On mange dans la souffrance physique et mentale. Il faut des années pour accepter d'avoir un corps, ne plus se vomir, ne plus se haïr dès qu'on mange quoi que ce soit. Dans mon cas, il y a eu le miracle de l'écriture, qui m'a guérie. Ecrire m'a rendu un corps.»
Depuis, Amélie Nothomb la vorace met les bouchées doubles, qualifie le chocolat d'«aliment théologal», aime le rock en général, le groupe Muse et la chanteuse Björk en particulier, et Vertigo de Hitchcock. Elle relit chaque année La Chartreuse de Parme (64 lectures) et Les Jeunes Filles de Montherlant (plus de cent). Les jours de trop grand stress, elle passe l'aspirateur… Elle veut mener entre Paris et Bruxelles (1 h 20 en Thalys) la vie d'une jeune femme bien dans son époque. Elle sait trouver des mots justes pour défendre la monarchie belge, seule capable selon elle de «maintenir l'unité» de son pays, et n'en finit pas de fustiger George Bush: «Il risque d'être réélu et même s'il ne l'est pas, nous subirons pendant des années les dégâts effroyables qu'il a occasionnés.»
Une seule fois, elle a manifesté dans la rue: c'était en faveur des sans-papiers. Florence Godfernaux doit la protéger tous les jours de sollicitations moins nobles: certains journaux sur papier glacé voudraient savoir ce qu'elle pense de la minijupe, des crèmes de beauté ou des plantes vertes. Ou refaire le coup de Laurent Ruquier qui lui demanda un soir, à la télévision, de manger des fruits pourris, qu'elle affectionne. Elle ne tombera plus dans ce genre de piège. C'est de littérature seulement qu'elle veut désormais parler. Florence Godfernaux veille, glissant à l'oreille des journalistes qu'Amélie Nothomb a d'excellentes critiques aux Etats-Unis. Et que Biographie de la faim pourrait bien être son grand livre.
«Biographie de la faim» d'Amélie Nothomb. Albin Michel, 244 p.