Piqûre de rappel. C’est en 2008, une autre époque. Elle concourt pour le titre du meilleur album de l’année, aux Grammy Awards. Face à Justin Timberlake, Rihanna, Beyoncé, la trinité américaine des nouvelles voix soul, produites en série par une industrie qui cherche une renaissance aux musiques noires. Les trois autres sont beaux, passent l’essentiel de leur temps libre dans des salles de gym et prennent tous l’allure de la subversion sans jamais se risquer à la démesure. Et Amy Winehouse débarque, de Londres. Dans une minuscule robe de satin noir, les cheveux en chignon dopé, le bord des yeux prolongés indéfiniment d’un trait de reine égyptienne et une pluie de tatouages sans ordre, sur des bras en baguette chinoise. En réalité, elle n’a pas pu faire le voyage de Los Angeles, interdite de séjour aux Etats-Unis, la drogue déjà. Les organisateurs ont installé une liaison satellite depuis le Vieux Monde, pour faire comme si tout était normal.
Ce soir-là, le crooner Tony Bennett remet le prix, Italo-Américain en costume de parrain dont le père d’Amy chantait les ballades amoureuses alternativement avec celles de Sinatra. Il ouvre l’enveloppe ornée d’un gramophone. «Le Grammy est attribué à Amy Winehouse.» Des cris, déjà, dans l’assemblée. Amy qui attend que la nouvelle traverse l’Atlantique, elle sourit encore, les fleurs épinglées dans sa choucroute ne frémissent pas. Une seconde plus tard, elle est sidérée. Aucune joie, pendant une éternité télévisée. Mais une sorte d’effroi. Elle se réfugie dans les bras de ses choristes, les Dap-Kings, qui trépignent. En un instant, elle se ressaisit. Bravache au poing dressé. Elle remercie tout le monde, avec hargne. Dédie le trophée à sa ville, Londres, qui a écrasé la suprématie américaine. Saisit sa mère, une pharmacienne anglaise qui porte le nom d’une chanteuse, morte elle aussi à 27 ans, Janis. Comme Joplin.
Quelques mois plus tôt, dans un tabloïd anglais, Janis Winehouse redoutait que sa fille ne fête pas ses 25 ans si elle s’obstinait dans cette voie, faite de chimie et d’alcool. Dans cette presse britannique, pour laquelle une vie privée est un empire à conquérir, la mère prenait le monde à témoin de sa propre impuissance. «Je ne pense plus que c’est de sa faute. Son esprit est intoxiqué. Ce n’est pas Amy. C’est comme si toute sa vie avait tourné en spectacle.» L’article était agrémenté de photographies offertes par une mère qui voulait montrer sa fille dans d’autres poses que celles de la chute. Amy, toutes dents dehors et nattes brandies, à 5 ans, en uniforme d’écolière. Amy en ballerine. Amy en Minnie, épouse légitime de Mickey, et plus celle de Blake Fielder-Civil, associé d’amour et de débauche. Amy bébé, dans une famille unie. On comprend facilement cette mère qui souhaitait prouver qu’elle n’avait pas engendré un monstre. On admet moins l’acharnement des médias à tout montrer de cette jeune vie hantée.
Quelque chose de cannibale, dans notre obsession pour la célébrité. Depuis les premiers vertiges de son triomphe international, depuis ses 11 millions d’exemplaires de l’album Back to Black écoulés, personne n’ignorait plus les errances d’Amy Winehouse. Les ennuis judiciaires, les amours suicidaires, les tentatives de sevrage, les échecs, les pipes à crack dans les chambres d’hôtel, la chirurgie mammaire dans les Caraïbes, les concerts ratés, dont celui, récent, en Serbie, qui avait conduit à l’annulation de sa dernière tournée qui aurait dû passer par le Paléo samedi, les marques sur les bras de l’automutilation, l’épuisement et la mort annoncée mille fois avant de se produire pour de vrai, sans qu’on soit débarrassé totalement de l’impression que cette histoire est un feuilleton hollywoodien avec résurrection possible.
En général, les médias se repaissent de la déchéance, en scrutent les détails les plus scabreux, après l’apogée. Dans le cas d’Amy, l’extase et le dégrisement se sont confondus au point qu’on ne parvient pas, de cette courte carrière, à discerner la part de jubilation. Et la lancinante toxicomanie d’une jeune femme surdouée a immédiatement été considérée comme une foire globale, un jeu du cirque dont il fallait prolonger le martyre jusqu’à ce samedi de juillet où l’on regretterait infiniment cette fin précoce. Ce n’est pas l’obscénité qui frappe. Mais la légèreté avec laquelle chacun a considéré cette maladie de l’addiction, tournée en divertissement, qui permettait aux paparazzi d’en vendre les stigmates. Beaucoup d’entre nous, il y a quelques semaines, ont regardé les extraits pitoyables de cet ultime concert serbe où Amy Winehouse ne pouvait que mimer, en titubant, le miracle de chanteuse qu’elle avait été.
Amy Winehouse semblait si déplacée face à ses collègues du nouveau millénaire, ces superstars dont on clone les clones à tour de bras pour vendre dix fois moins de disques qu’au siècle dernier, qu’elle aura réussi en un album célébré à nous faire croire encore en une certaine magie du rock’n’roll. Là où le spectacle mondialisé se fonde d’abord sur le calcul et la stratégie, Amy Winehouse était cet inattendu stupéfiant, cette variable d’ajustement où l’art se faufile dans les rouages de la pop culture. Elle s’habillait parfois en années 1950, 1960, fanatique de Billie Holiday et d’Aretha Franklin. Elle ne s’épuisait pas à moderniser, à coups de logiciels dispendieux et de demi-producteurs de rap, une soul rapinée à la Motown. Si Amy Winehouse avait choisi cette forme – celle d’un R & B avec orchestre, cravate fine et pas de danse des choristes, comme chez Otis Redding ou Marvin Gaye – c’est qu’elle était d’abord une chanteuse. Et que, il faut bien le dire, la musique noire a désormais substitué aux couplets et aux refrains, une profusion de gimmicks, d’effets vocaux de synthèse et de bruitages samplés.
Amy Winehouse était ailleurs. Elle entonnait, dans une transparence brutale, son refus de la désintoxication, sa mort prochaine, sa mauvaise vie. Comme Billie faisait rimer ses amours lapidaires. Comme Michael Jackson déployait sur cent chansons sa paranoïa d’enfant prodige. Amy avait enregistré plus tôt, en 2003, un premier disque dédié à Frank Sinatra (Frank) pour plaire à son père. Et sa voix grave, légèrement fendillée, dépassait en frissons, tous les ersatz que l’industrie de la musique a déjà inventés pour la remplacer. Son maquillage outré, de starlette ironique, était là aussi pour ne rien cacher de ce petit corps faillible qui abritait une overdose de talent.