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André Steiger, la pensée en mouvement

André Steiger, homme de théâtre, Genève St.-Gervais le 11.12.08.
photo©eddy mottaz
André Steiger, homme de théâtre, Genève St.-Gervais le 11.12.08. photo©eddy mottaz

Des mots comme du miel. Ou plutôt comme une bourrasque qui réveille. André Steiger, 80 ans dont soixante passés sur les scènes, possède l’art de la parole tonique et dialectique. Histoire du théâtre, place de l’individu dans la société, lucidité, plaisir et liberté, aucun sujet n’échappe à sa sagacité. Enfant genevois de Plainpalais parti se former à Paris, André Steiger a été l’un des principaux agents de la décentralisation française dans les années 1950, et parmi les premiers directeurs de salle à proposer les pièces de Bertolt Brecht qu’il a rencontré. De retour en Suisse romande au début des années 1970, il a fondé le T-Act, théâtre autogéré. Mais, surtout, en tant que pédagogue, André Steiger a formé des générations de comédiens à qui il a transmis son souci du sens. Les mots, les mots, les mots… Normal, dès lors, qu’en marge de L’amour des jeux et du pouvoir, à voir ces jours au Théâtre Saint-Gervais, à Genève, on lui soumette quelques mots-clés pour se raconter. Hommage également à cet aBBcédaire créé en 2000, où ce partisan de l’«anarcratie» – donner le pouvoir à ceux qui n’en veulent pas – avait brillamment décliné de Brecht à Molière tout ce qui fait le sel de sa vie.

A comme amour

«Pour moi, le véritable amour n’existe qu’à l’état de projet, une fois réalisé, c’est autre chose: le mariage, la colle, etc. Car il est tributaire de l’arbitraire. On rencontre telle personne, mais au même moment, ailleurs, on pourrait tomber raide dingue d’une autre. Donc, dire «c’est mon seul amour» abaisse l’amour à une nécessité unique, le réduit… L’amour qui évite d’objectiver l’autre, c’est l’amour des êtres humains. Celui que je pratique par exemple quand je travaille. C’est celui que je préfère, car il permet d’échapper à la dictature du «je».»

B comme Brecht ou baiser?

«Les deux, car baiser comprend deux sens, le chaste baiser et baiser. Et même trois, si on considère «être baisé». Or, c’est exactement ce qu’enseigne la dialectique brechtienne: cultiver la double lecture, ne jamais rien fermer. Double, Brecht l’était lui-même, puisqu’il était praticien avant d’être théoricien, et n’a tiré ses enseignements que de son expérience. Comme Casanova, qui écrivait sur le dos de ses maîtresses. La bonne théorie ne peut venir que d’une pratique préalable.»

C comme cigare, casquette et canne

«Je fume le cigare par goût, non pour imiter Brecht! Le tabac est un plaisir généreux puisque tout le monde partage son odeur… Je me souviens d’une dame distinguée mais mal habillée qui m’a fait une remarque sur un bateau alors que je fumais. Je lui ai rétorqué que j’éteindrais mon cigare qui choquait son nez quand elle enlèverait ses habits qui choquaient ma vue… hilarité.

La casquette n’a pas de valeur léniniste, mais c’est un formidable abus de confiance. Avec les cheveux qui dépassent, on peut imaginer ceux qu’il n’y a pas dessous!

Quant à la canne, je l’ai depuis une septicémie qui m’a plongé dans le coma. Je réalise ainsi la prédiction du Sphinx (l’homme a trois pattes le soir) et assume ma vieillesse, ce que mon père a toujours refusé. Et puis, sur une scène, miracle: je saute, je vole, la béquille s’efface!»

E comme enfance

«Je viens d’une famille prolétaire et taiseuse. Enfant unique d’un père tapissier matelassier (comme le père de Molière), j’ai dévoré très tôt tous les livres disponibles à la bibliothèque municipale de Plainpalais, Jules Verne en tête. Mais aussi, sur la Plaine, je jouais au foot la journée et au ballon prisonnier, avec les filles, le soir. On visait celle qu’on désirait… C’est là que j’ai compris que le jeu permettait d’échapper au «je».

M comme mots et mort

«Le théâtre sans mots m’ennuie. Le verbe est le seul outil social que l’homme peut donner. Les langues, une barrière entre les hommes? Non, la vraie Internationale c’est l’unification des contradictions. La solution? Etre soi-même, dans sa culture et admettre, une bonne fois, avoir besoin des autres.

La mort est l’activité la plus démocratique des hommes. Mais aujourd’hui, il y a dérive: on prolonge la vie, non la qualité de vie… Il faut donner des pistolets, des épées aux enfants: en tombant pour de faux sous les coups, ils font la nécessaire expérience de la mort.»

P comme pouvoir

«Je trouve intéressant ce nouveau courant féministe qui ne veut plus prendre le pouvoir aux hommes, mais remet en question la notion même de pouvoir. Je soutiens ce principe dans l’idée d’une société toujours réinventée.»

S comme Steiger

«Mon nom vient de Steigen, substantif allemand qui désigne le manœuvre qui remontait le fer, l’acier de la mine. J’aime cette image de celui qui mouille le maillot pour ramener à la lumière la matière première, l’inconscient.»

Z comme zen?

«Pourquoi pas? Le cinquième livre Veda, le Bharata, est bourré de saveurs poétiques et érotiques… plutôt bien comme fin!»

L’amour des jeux et du pouvoir, Bajazet, de Racine par André Steiger, du 17 au 20 déc., au Théâtre Saint-Gervais, à Genève, loc. 022/908 20 20, www.sgg.ch, 1h 30 Entretiens André Steiger-Philippe Macasdar, 4 DVD d’une durée totale de 5h40, infos au 022/908 20 20.