Andrzej Zulawski était un fossile vivant. Il le reconnaissait sans modestie: «J’ai été le dernier élève de ces dinosaures que j’admirais, Bergman, Fellini, Kurosawa, Welles, Stroheim, Peckinpah… Le cinéma que je voulais faire n’existe plus, il a une extinction de voix. L’intelligence a déserté le scénario ou la mise en scène pour se réfugier dans la technologie. Pour moi, c’est fini, ce n’est pas une tragédie.» La preuve par l’acte: le cinéaste n’a rien tourné entre La Fidélité (2000) et Cosmos, sorti l’année passée. Il a profité de cette éclipse pour écrire plusieurs livres.

Né en 1940 à Lviv, ville polonaise annexée par l’Union soviétique, Andrzej Zulawski était fils d’un diplomate et écrivain. Suivant son père au gré de ses affectations, il passe une partie de son enfance en France et étudie le cinéma à l’IDHEC. De retour dans son pays natal, il devient l’assistant d’Andrzej Wajda, publie des poèmes, étudie la philosophie à Varsovie et les sciences politiques à la Sorbonne.

Logorrhée et galimatias

En 1967, il tourne pour la télévision polonaise La Troisième partie de la nuit, puis, pour le cinéma, Le Diable qui lui vaut des démêlés avec la censure. Revenu en France, il réalise en 1974 L’Important c’est d’aimer, l’histoire de trois perdants magnifiques que le destin entraîne vers la déchéance et la mort: une actrice contrainte au porno (Romy Schneider), son compagnon, un clown triste (Jacques Dutronc), et un jeune photographe (Fabio Testi). L’exacerbation dramatique et picturale de ce film culte, dont le souvenir s’efface de la mémoire collective, contient tout ce qui fait la grandeur et les limites du cinéaste.

Après un retour infécond en Pologne, où la censure l’empêche de terminer Sur le Globe d’argent, Zulawski signe un drame bourgeois à plus-value fantastique: Possession (1981). Un mari jaloux découvre que le nouvel amant de sa femme est une sorte de pieuvre, métaphore tentaculaire de la désintégration du couple et de la répression dans le bloc de l’Est. Un «traumatisme» pour Isabelle Adjani qui incarne la fiancée du poulpe. Inspiré par Les Possédés de Dostoïevski, La Femme publique (1984) reste fameux pour avoir généreusement dénudé Valérie Kaprisky.

Ensuite les choses se gâtent en compagnie de Sophie Marceau, qui a été la compagne du réalisateur, de vingt-six ans son aîné, avec L’Amour braque (1985), ou l’hystérie déambulatoire d’une prostituée (Marceau donc), d’un comte hongrois (Francis Huster) et d’un braqueur fou (Tchéky Karyo). Extrapolé d’un bref roman de Marie Billetdoux, qui a justement exigé que son nom soit retiré de l’affiche, Mes nuits sont plus belles que vos jours (1989) pousse le bouchon encore plus loin en exaltant les divagations d’un programmateur frappé d’amnésie (Dutronc) et d’une diseuse de bonne aventure (Marceau toujours): deux heures de logorrhées éruptives et de galimatias frénétique. Puis la piste de Zulawski se perd avec Boris Godounov, opéra filmé, La Note bleue, consacré à Chopin et George Sand, et enfin La Fidélité, film à clé, de nouveau avec Sophie Marceau.

Confusion convulsive

L’an passé, Andrzej Zulawski a opéré un retour inopiné au cinéma en adaptant un roman de son compatriote Witold Gombrowicz, écrivain réputé inadaptable. Présenté en Compétition au Festival de Locarno, où il a reçu le prix de la meilleure réalisation, Cosmos reconduit une forme de confusion convulsive mais sur un mode plus ludique, légèrement apaisé.

Les pensionnaires de Mme Woytis (Sabine Azéma) et de son mari (Jean-François Balmer) sont tous atteints de troubles du comportement et du langage. D’innombrables signes de pistes abstrus conduisent à d’insaisissables mystères. A ces coquecigrues, Zulawski rajoute un adjuvant culturel. Il règle de vieilles querelles idéologiques («Sartre, un bigleux qui se trompait sur tout»), salue respectueusement Théorème de Pasolini, «non seulement un chef-d’œuvre du cinéma, mais un chef-d’œuvre moral», pratique l’autoréférence ironique («L’important, c’est d’aimer… – Quel titre idiot»).

A la conférence de presse locarnaise, Andrzej Zulawski a fait une entrée à la polonaise, c’est-à-dire avec une grande bière à la main, et prévenu d’emblée: «Je suis du nord, et ces chaleurs me rendent liquide et stupide». L’auteur de tant de dialogues incohérents avait pourtant les idées claires sur le cinéma et la littérature: «Comme tous les Polonais, j’ai été élevé avec Gombrowicz – d’autant plus que le régime communiste l’interdisait. Un auteur terriblement important, car il est un des plus grands destructeurs de la littérature qu’on ait jamais connus. D’un livre de destruction, j’ai voulu faire un livre de construction»

C’était le chant du cygne d’un vieux dinosaure. Andrzej Zulawski est mort des suites d’un cancer, à Varsovie, dans la nuit du mardi 16 au mercredi 17 février.