Anish Kapoor en apnée dans l’infini

Créée pour la Documenta IX de Kassel, «Descent Into Limbo» défie le témoignage des sens

En 1992, cette installation a assuré sa célébrité et fait de lui une star de l’art mondialisé

Un petit bâtiment de forme ­cubique avec une porte sous un ciel gris de fin d’été sur une es­planade de la ville de Kassel, en Allemagne. Tout autour, des centaines d’œuvres d’art, dans les parcs, dans les musées, dans les monuments historiques. C’est la Documenta IX, en 1992. Qu’a ­d’attirant cet édicule pour qu’une longue file de candidats à la visite piétine pendant des heures avant d’y pénétrer, par petits groupes? Vue de l’extérieur, la chose est aussi séduisante qu’un entrepôt exigu ou une bâtisse abandonnée avant d’avoir été terminée. Les ­exclamations circulent pourtant parmi ses futurs visiteurs: «Amazing!», «Incredible!». Ceux qui en sortent restent muets.

Le motif de cet attroupement est Descent Into Limbo. Son créateur, Anish Kapoor. En 1992, ­Kapoor n’est pas encore dans le top 10 de l’art contemporain et des foires internationales. Il n’a pas encore réalisé ses immenses miroirs incurvés ou ses installations gigantesques, Marsyas pour le Turbine Hall de la Tate Modern de Londres, Melancholia pour le musée du Grand-Hornu en Belgique, Leviathan, la structure gon­flable accueillante comme un sein maternel pour Monumenta au Grand Palais de Paris, ni sa tour des Jeux olympiques londoniens. Il n’est pas à la tête d’un atelier qui emploie des dizaines d’assistants, y compris des ingénieurs. Mais ce n’est pas un inconnu.

Il a représenté l’Inde à la Biennale de Paris en 1985 et à celle de Venise en 1990. Il a reçu le Turner Prize en 1991. Ses monticules de pigments purs qui rappellent les marchés de Mumbai, où il est né en 1954, sont appréciés des insti­tutions culturelles. Et son identité multiple – Indien, Anglais, fils d’une mère juive d’origine irakienne – est à l’échelle de la mondialisation.

Quand la petite porte s’ouvre enfin, le visiteur exténué à cause des heures passées debout dans une touffeur d’avant l’orage dé­couvre une pièce blanche uniformément éclairée par des ouvertures zénithales. Au centre, le sol est recouvert par un petit tapis noir circulaire. Une odeur de cave humide se mêle à l’air surchauffé. La porte se ferme. Le silence; et quelques pas vers le tapis dont la surface est troublée par un effet de brume insolite. Le gardien recommande d’avancer doucement, même à quatre pattes, si vous voulez. Le tapis perd de sa substance. C’est un trou qui s’enfonce, noir, sans fond, sans volume, juste un trou où la main qui tâtonne, cherchant le début et la fin, paraît ­incongrue, étrangère, d’un autre corps qui serait dans un autre espace. Se pencher plus ne sert à rien (le gardien veille, reculez!). Rien d’autre à voir que le rien sous la surface, solide de loin, absente de près.

Côté matériel, c’est sans malice. Une dalle de béton percée d’un trou au-dessus d’un volume sphé­rique de quelques mètres de profondeur tapissé de pigments obscurs. Un espace clos. Une lumière homogène. C’est tout. La prouesse n’est pas dans les moyens (comme ce sera le cas avec les œuvres suivantes de Kapoor), elle est dans la simplicité. Le sol paraît continu, étanche, avant de révéler une ouverture à travers laquelle ap­paraît un espace indéterminé d’où surviennent autant d’émotions sensibles qu’il y a de spectateurs. Une invite. Une histoire qui se raconte parce que chacun se raconte une histoire?

Les questions que posaient les artistes quand la peinture était reine des images n’ont pas fini de se poser. Avec les écrans, c’est pareil. Une surface, qu’y a-t-il de l’autre côté? La vie des saints, un paysage, le portrait d’un prince ou celui d’un bourgeois, un rêve, une aventure, le réel, la vérité? Eteint, c’est une planche, une toile, un bout de plastique, une surface noire. Allumé, c’est le pays des merveilles ou celui des tragédies.

Quelle est la chose qu’on voit en premier? Chez Konrad Witz et son tableau de Strasbourg (LT du 28.07.2014), les saintes Catherine et Madeleine. Chez Ruisdael et sa Vue d’Alkmaar (LT du 29.07.2014), le paysage gelé d’un coup d’œil. Chez Mondrian et sa Composition en losange avec deux lignes (LT du 30.07.2014), de la géométrie dure. Chez Anish Kapoor, un cercle noir sur un sol nu. L’essentiel est ailleurs, bien sûr. Il faut faire le premier pas, passer le premier plan, franchir la surface et pénétrer au deuxième plan, là où tout devient possible, là où se cache la deuxième histoire dissimulée par la première. Ce deuxième plan n’est pas un ­espace laissé à la convenance du spectateur. C’est l’œuvre elle-même, c’est le propos de l’artiste, c’est le problème technique à résoudre. Et chaque époque a ses ­solutions.

Avec Descent Into Limbo, Anish Kapoor ne se livre pas à un joli tour de passe-passe dont il faudrait trouver l’astuce. Il met en doute l’expérience de la vision. Il provoque un exercice de tous les sens et de tout le corps. Par ricochet, il apprend à voir, à prendre le temps, à retrouver le calme et l’attention, à apprivoiser le regard pour qu’il ne soit plus l’esclave du caprice et des apparences.

La surface du cercle noir est troublée par un effet de brume insolite

Ce n’est pas un tour de passe-passe dont il faudrait trouver l’astuce