Grande et fine, enveloppée dans un pull-over gris, Annie Ernaux parle d'une petite voix douce et vive de ce «grand projet» qu'a longtemps été Les Années, de cette «somme romanesque» dont l'idée s'imposait depuis 1985: «Je savais que je ne pouvais pas m'en tirer en un an, dit-elle, qu'il me faudrait du temps. Et ce temps, je ne l'ai pas trouvé avant d'être à la retraite.»
Samedi Culturel: Comment avez-vous écrit? Par touches successives?
Annie Ernaux: Je me suis située au début de la mémoire, en commençant par la mémoire venue à moi à travers les récits. Puis, j'ai remonté les années. Il était clair, dès le début, qu'il n'y aurait pas de désordre. J'ai imposé non pas l'ordre de la mémoire - qui ne vous rend pas les choses dans l'ordre - mais celui du temps qui passe à travers nous et qui fait que demain est déjà hier; ce grand glissement du temps. C'est dans cela que je me suis située et non pas dans l'archéologie de la mémoire. Je n'ai pas soulevé des strates. Cela supposait, chaque fois que je replongeais dans le livre, de me retrouver exactement au point où j'en étais restée.
Vous avez travaillé dans la linéarité?
Oui. C'était le bonheur. Cela donnait un sentiment de puissance presque démiurgique puisqu'il s'agissait à chaque étape de reconstruire une époque. C'est ce que j'avais fait dans mes livres précédents, à petite échelle. Pour La Place, j'ai reconstitué le contexte de la vie de mon père. Dans La Honte, j'ai décrit très précisément une seule année, le monde de 1952.
Votre matière est purement autobiographique, vous ne vous aventurez jamais dans la fiction?
L'écriture pour moi procède de la vie, en tant que quelque chose qui est à scruter, qui est à observer. Il faut essayer d'en donner toutes les dimensions et non pas de la faire entrer dans une fiction. Le vrai sujet, c'est la mémoire et le temps. Tous mes livres sont des livres de mémoire et non d'imagination.
Comment êtes-vous parvenue à reconstituer vos impressions et sentiments avec tant de détails?
Il y a la mémoire personnelle qui intervient chaque fois que je fais un arrêt sur photo. Dans cette mémoire-là, il y a des choses marquantes dont je ne me débarrasserai jamais. Il y a ensuite ce que je peux imaginer, de la petite fille de 9 ans, par exemple; ce qui nourrit son imaginaire. C'est Autant en emporte le vent et les souvenirs de la guerre qui pour elle sont importants, mais je ne peux pas détailler plus. Voilà pour la mémoire de l'enfant et de l'adolescente. J'ai une forme de plus grande certitude à partir du moment où j'ai des journaux intimes. J'en possède dès l'âge de 22 ans, car les précédents ont été détruits. Je les avais relus en 1968 chez ma mère. J'ai donc des notes ultérieures sur leur relecture qui m'ont permis de retracer pas mal de choses.
Il y a aussi ce fourmillement du monde autour; les marques, les chansons, la politique, les mouvements sociaux...
C'est aussi personnel. J'ai eu une existence très vite immergée dans le monde en vivant, depuis ma naissance, au milieu d'une grande foule de gens, grâce au café, à l'épicerie de mes parents. J'ai été traversée de discours, de choses dites, par les réactions, la façon de vivre des gens.
Il y a votre filiation sociale, puis la filiation littéraire du projet lui-même...
Chaque livre - Flaubert le dit déjà - a sa poétique propre qu'il faut trouver. Cela a toujours été LA question, pour moi: trouver la forme pour ce que j'ai à dire. J'ai forcément eu un dialogue intense avec tous les livres possibles. Et chaque fois j'ai dû me dire: ce n'est pas ça. Ce n'était pas Proust, ni le Perec de Je me souviens, parce que je voulais être dans la continuité, dans la flèche du temps. Il fallait aussi trouver le moyen de dire à la fois le collectif - soit l'ensemble du monde - et l'histoire singulière à l'intérieur. L'histoire singulière ne pouvait pas prendre le pas. Donc ce n'était pas Simone de Beauvoir qui, au début des Mémoires d'une jeune fille rangée, peut dire «je suis née...». Je ne pouvais pas me résoudre non plus à faire un livre uniquement collectif, un livre d'histoire. Il fallait cette fusion et il fallait en trouver la forme.
Vous dites «elle», «nous», «on». Vous utilisez l'imparfait. Est-ce que ce sont des contraintes que vous vous êtes imposées?
Ces choix sont intuitifs. L'imparfait aurait pu, à un moment, céder la place à autre chose. Mais je ne pouvais pas. J'étais installée dans l'imparfait et il portait le texte. L'imparfait m'apparaissait comme le temps lui-même qui glisse.
«Les Années» raconte aussi sa propre genèse et vous dites avoir attendu un signe pour écrire, comme la madeleine de Proust.
Voilà. J'ai cherché l'élément qui permette le livre. Tout le monde sait que La Recherche est construite sur cette sensation. Il mange la madeleine et puis voilà. Moi, je me disais: il y aura aussi quelque chose. Mais il n'y a rien eu. Rien. Il y a eu d'autres sensations qui n'ont rien à voir avec celle-là. Par exemple, quand on est en voiture - sensation hypermoderne - et qu'on voit tourner le monde autour de soi et qu'on a l'impression de traverser l'espace. Si on met en même temps un CD ou qu'on écoute des chansons à la radio, on reparcourt le temps, on entre dans une conscience dilatée du monde.