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Tous les indicateurs du réchauffement climatique sont au rouge. La biodiversité s’effondre. La désertification progresse partout dans le monde. Les surfaces de banquise, en Arctique comme en Antarctique, ont atteint des niveaux exceptionnellement bas. Comment en sommes-nous arrivés là? Mystique de la croissance ou dictature du court terme? Pourquoi les scientifiques, ceux du GIEC notamment (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ne parviennent-ils pas à mobiliser les citoyens et les politiques?

Hâter et soutenir la prise de conscience. Mettre l’homme devant ses responsabilités: rétablir dans l’urgence les liens d’équilibre entre lui-même et son milieu vital

Paul Ardenne, critique d’art et commissaire d’exposition

«Nous ne croyons pas ce que nous savons», soutenait, en 2002, le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans son livre Pour un catastrophisme éclairé. C’est en admettant la dimension inéluctable de la catastrophe que nous trouverons peut-être, soulignait-il, les moyens de faire que l’inéluctable ne se produise pas. «Etre informé ne suffit pas à entraîner des changements de comportements ou de politiques», constate, de son côté, Helen Evans, du collectif HeHe. Pour cette artiste britannique, formée au Royal College of Arts de Londres, l’art a le mérite d’agir à un autre niveau que les sciences en faisant appel davantage à notre intuition et à notre inconscient qu’à notre rationalité.

«Les artistes peuvent nous aider à faire évoluer l’imaginaire et à mettre en œuvre des solutions concrètes en dessinant une représentation plus positive, plus inspirée d’un monde dans lequel les hommes puissent se projeter» poursuit, de son côté, Loïc Fel, l’un des cofondateurs de COAL (Coalition pour l’art et le développement durable), une association créée en 2008, en France, pour encourager les pratiques artistiques sur ces questions.

Distribution d’oxygène

C’est à cette tâche que s’attellent aujourd’hui de plus en plus d’artistes, éco-artistes et autres artistes «verts». Les pionniers, les premiers à s’être emparés des questions environnementales, dans les années 1960-1970, se nomment Newton et Helen Mayer Harrison et Iain Baxter. Les ravages du produit de synthèse DDT, les fumées toxiques et le smog, les marées noires, la catastrophe nucléaire de Three Miles Island aux Etats-Unis en 1979 puis celle de Bhopal en Inde en 1984, commencent alors à ébranler la confiance envers le modèle de développement industriel occidental, modèle croissanciste et consumériste.

Pour dénoncer la pollution des eaux, l’artiste argentin Nicolas Uriburu colorise en vert, à l’aide d’une peinture non polluante, les cours des fleuves, les zones littorales et les lacs pollués. En 1972, Gordon Matta-Clark assure une distribution d’oxygène en plein Manhattan. En 1982, Joseph Beuys organise à Kassel, dans le cadre de la Documenta 7, la plus importante manifestation institutionnelle d’art contemporain, la plantation de 7000 chênes dans les alentours de la cité westphalienne.

L’objectif de ces artistes? «Hâter et soutenir la prise de conscience. Mettre l’homme devant ses responsabilités: rétablir dans l’urgence les liens d’équilibre entre lui-même et son milieu vital», souligne Paul Ardenne, critique d’art et commissaire d’exposition, dans son livre Un art écologique, à paraître en octobre prochain (Ed. La Muette/Le Bord de l’eau). Mais aussi désocculter, et sortir les hommes de leur inertie, en rendant visible ce qui ne l’est pas comme l’ont fait HeHe, en 2010, en mettant en lumière le nuage de vapeur émis par une centrale thermique d’Helsinki au moyen d’un rayon laser vert qui en soulignait les contours.

Abramovic dans un réservoir

Pas assez sexy ou bankable, les artistes «verts» ont longtemps été marginalisés par les musées et le marché de l’art. «En 2008, parler d’art écologique était presque une insulte. Les grandes institutions culturelles et les artistes de notoriété internationale ne s’emparaient pas du sujet», observait, à l’automne 2015, à la veille de la Cop 21, Lauranne Germond, directrice de COAL. Depuis, le paysage a beaucoup changé. Des musées européens ou américains et de multiples collectivités publiques s’impliquent désormais sur ce terrain. Des artistes de premier plan aussi, comme Marina Abramovic qui, dans la séquence d’ouverture d’une vidéo récente en réalité virtuelle, Rising, apparaît enfermée dans un réservoir en verre qui se remplit progressivement d’eau.

Rares sont néanmoins les œuvres plastiques dotées d’une force et d’un rayonnement équivalent à celui de Printemps silencieux, de Rachel Carson (publié en 1962, ce livre a lancé le mouvement écologiste dans le monde occidental), de l’album Earthrise du chanteur et producteur américain Kenny Young (diffusé en 1992 pour soutenir des actions de protection de la forêt tropicale) ou du documentaire Home, de Yann Arthus-Bertrand (projeté dans 181 pays en 1999), qui dénonçait la pression que l’homme faisait subir à l’environnement.

Retour à soi

«Les arts plastiques ne se positionnent pas de la même manière», rétorque Lauranne Germond. C’est lorsqu’ils s’appliquent à concrétiser des utopies à l’échelle locale qu’ils ont le plus d’impact», poursuit la commissaire d’exposition, qui évoque l’explosion des friches, des projets d’urbanisme et autres territoires en transition, au croisement du design et de l’architecture, qui expérimentent d’autres manières d’être ensemble. Ils sont à leur sommet quand ils ébranlent les certitudes et interrogent notre modèle de «civilisation» et les grands récits qui l’ont fondé – croyance au progrès, vision anthropocentriste du monde et d’une humanité séparée de la nature – pour tenter d’inventer un nouvel imaginaire et rechercher de nouvelles voies. Comme le fait Thierry Boutonnier qui, dans Prenez racines! entreprend une expérimentation artistique, à l’échelle d’un quartier, pour soigner l’environnement, l’embellir et permettre à la population de se le réapproprier. Ou Mathilde Rosier qui a choisi d’investir le champ de l’écologie intérieure, celui de la (re) connexion avec soi-même, à sa vie psychique, affective, émotionnelle et spirituelle.

L’artiste, qui vit et travaille entre Berlin et la Bourgogne, centre ses travaux sur le «niveau d’attention que les hommes portent aux choses». Si nous ne misons que sur l’écologie extérieure, nous ne ferons que du travail cosmétique, que courir après les catastrophes, glisse-t-elle avant d’ajouter: «La perte de lien avec la nature est d’abord une perte de lien avec soi-même. Le retour à la nature n’est rien d’autre qu’un retour à soi, à un questionnement sur soi-même.»