Le Brésil, un pays qui a du style
Design
Le pays d’accueil des Jeux olympiques 2016 cultive un étonnant rapport à l’époque moderne et aux influences venues d’Europe. Notamment à travers son architecture et sa production de design. Explications

Il y a 56 ans, la ville du futur ne se fantasmait ni aux Etats-Unis, ni sur un satellite en orbite autour de Jupiter. Elle se trouvait au Brésil, paumée au cœur du Cerrado, vaste morceau de terre qui s’étend de la forêt amazonienne jusqu’à São Paulo. «50 ans de progrès en 5 ans», promettait alors son président, Juscelino Kubitschek, en lançant le projet pharaonique de Brasília, la nouvelle capitale sortie de nulle part. Un chef-d’œuvre de modernité planifié par Lúcio Costa et dessiné par Oscar Niemeyer, architecte de Rio de Janeiro nourri du style international de Le Corbusier et de Mies van der Rohe, mais adapté au climat tropical et au tempérament latino de son auteur. Brasília, cité à grand spectacle, fossile vintage autrefois décor de cinéma pour L’Homme de Rio dans lequel Philippe de Broca filmait Belmondo faisant des cabrioles au cœur la mégapole administrative encore en chantier.
Depuis 2014, et l’organisation de la Coupe du monde de football, le pays renoue avec la surdimension urbaine. Mais les temps ont changé. La croissance a souffert de l’instabilité politique et économique qui, ces dernières années, a miné le pays. Les chantiers des Jeux olympiques en ont pâti. Avant même son ouverture, la grande fête du sport était émaillée d’histoire de malfaçons, d’athlètes refusant de loger dans les villages prévus pour eux et d’estrade censée accueillir les spectateurs des compétitions de voile prenant un bouillon.
Bauhaus revisité
On l’oublie pourtant, mais de tous les Etats d’Amérique latine, le Brésil est celui qui a sans doute le plus embrassé cette modernité venue d’Europe, surtout dans le design et l’architecture. A un point qui surprend aujourd’hui encore. L’histoire considère ainsi que la Semana de Arte moderna organisée en 1922 au Theatro Municipal de São Paulo marque une rupture. L’exposition regroupe alors des artistes, des musiciens et des écrivains qui cherchent à bouleverser l’académisme en vigueur. L’architecture et le design suivront plus tard le mouvement. A partir des années 30 et 40, les magazines et certaines pièces de mobilier diffusent l’esprit du bâti nouveau dans un pays qui a soif d’innovation.
L’avant-garde sous les tropiques
En 1938, l’architecte autrichien Bernard Rudofsky construit à São Paulo plusieurs résidences privées qu’il fait aménager par le designer et architecte italien Gio Ponti, le pape milanais de l’objet. Mais si les formes plaisent, les architectes du cru se plaignent de ne pas pouvoir trouver au Brésil d’atelier capable de fabriquer ce mobilier. Lúcio Costa et Oscar Niemeyer seront donc les premiers à le produire. Avant que Joaquim Tenreiro, menuisier portugais installé à Rio depuis la fin des années 20, développe sa propre ligne de meubles. Ses créations aux lignes pures et légères sont taillées dans ce bois de jacaranda, essence rousse typique qui se trouve partout dans le pays. Tenreiro va également remplacer les habituelles assises en velours par la paille tressée. Et imposer un design brésilien qui enracine son style dans une sorte de Bauhaus revisité avec des produits fabriqués en petite quantité et prônant l’utilisation de matériaux naturels.
Il y a surtout Geraldo de Barros, peintre, photographe d’avant-garde et aussi designer dont l’œuvre est bien connue à Genève grâce à sa fille, Fabiana, qui en cultive depuis ici l’héritage. Davantage industriel et géométrique que celui de Tenreiro – c’est l’influence de sa peinture abstraite –, le mobilier qu’il crée à partir de 1950 pour Unilabor, la coopérative qu’il a fondée, se distingue par sa simplicité et son fonctionnalisme. Sans oublier les créations de Jorge Zalszupin qui tendent davantage vers ce que Charles & Ray Eames produisent à la même époque aux Etats-Unis et le design scandinave en vogue partout ailleurs. Son design confortable et élégant s’installera dans plusieurs projets d’Oscar Niemeyer, qui inaugure finalement Brasília en 1960.
Années de dictature
Mais trois ans plus tard, la belle utopie urbaine tombe entre les mains des militaires qui viennent de renverser le gouvernement. Le putsch donnera un coup de frein fatal à toute cette créativité brésilienne. Niemeyer s’exile à Paris où il érige le siège du Parti communiste et fait surgir Le Volcan, une maison de la culture en fusion au cœur du Havre. «La dictature qui a duré de 1963 à 1978 a complètement bloqué le processus de création, nous expliquait le designer Humberto Campana il y a quelques années. Tous les artistes étaient considérés comme communistes. Ceux qui faisaient du design ont arrêté du jour au lendemain. Et le pays a d’un coup été submergé d’objets italiens et scandinaves.»
La crise passée, il a ensuite fallu tout reconstruire pour que le Brésil retrouve sa place sur une scène culturelle internationale où les pays émergents jouent désormais les outsiders. Humberto Campana abandonne son boulot d’avocat pour se consacrer au design. Niemeyer attendra 1985 avant de retourner dans son pays où il bâtira le spectaculaire Musée d’art contemporain de Niterói en 1996 à Rio où il meurt en 2012 à l’âge canonique de 104 ans. Geraldo de Barros, qui est retourné à la peinture, s’éteint, lui, à São Paulo en 1998. Leurs chefs-d’œuvre leur survivront.
Le mobilier, notamment, qui réapparaît petit à petit, porté par la fièvre des collectionneurs. «Un intérêt croissant pour cette période est né à partir du début des années 2000, observe Marlene, propriétaire de 5decadas, galerie de design vintage installée à São Paulo. De plus en plus de boutiques américaines, britanniques ou françaises se spécialisent dans le mobilier brésilien. Les Européens l’apprécient particulièrement en raison des bois qui sont employés et de leurs couleurs particulières. Il y a maintenant des livres, des expositions et beaucoup de revues qui mettent en avant cette production. Mais cela fait aussi que les prix grimpent en flèche.»
Sofa en peluches
Avec son frère Fernando, Humberto Campana incarne depuis 20 ans la nouvelle garde de designers d’Amérique latine. Une génération décontractée qui revisite le savoir-faire local dans un marché désormais global. Le design des frères Camapana vient de la rue, là où les vendeurs qui transportent des jouets sur leur tête inspirent des sofas constitués de dizaines de peluches et où des milliers de tasseaux de bois collés les uns sur les autres font un fauteuil qui rappelle les petits ateliers de récup des favelas.
«Notre pays nous inspire, reprend Humberto Campana. Il y a la couleur et la culture afro qui est très importante aussi bien dans son énergie que dans sa générosité. Il y a bien sûr la nature qui, au Brésil, est abondante et luxuriante. Voyez comment les montagnes dessinent des courbes douces.» Une sensualité qui n’est pas uniquement motivée par le relief du coin. Ces mêmes ondulations ne faisait-elle pas dire à Oscar Niemeyer que toutes ses constructions rendaient ainsi «hommage au corps de la femme brésilienne»?
Une nature que Roberto Burle Marx a su le mieux faire parler. Le paysagiste né en 1909 d’une mère brésilienne et d’un père allemand reste le chantre absolu du jardin tropical. Ses créations végétales, dont l’une serpente au pied de la tour de l’OMPI à Genève, marient les influences issues de l’art moderne avec la culture populaire de son pays. A Copacabana, en 1970, il a fait longer le front de mer avec une promenade de quatre kilomètres bordée de palmiers et décorée au sol par un motif en forme de vague. Jobim chantait son «Brazil» mélancolique sous la lune. Les architectes et les designers lui ont apporté sa poésie solaire.