Brochette de serveurs
Exposition
A la Fondation Auer, à Hermance, Jean-Jacques Dicker expose les employés du Wolfsgang’s Steakhouse d’Honolulu

Se rendre à Hermance pour plonger dans l’arrière-salle d’un restaurant hawaïen. La Fondation Auer Ory pour la photographie expose le travail en cours de Jean-Jacques Dicker. «Wolfgang’s Steakhouse» est une enseigne américaine, dont l’une des adresses se trouve à Honolulu; c’est là que l’ex-Genevois officie comme serveur, et photographe. Depuis cinq ans, avant le début du service, l’homme installe trépied et appareil au milieu des tables. Puis il réalise le portrait de chacun des employés du lieu, en tenue.
L’exposition démarre avec la corvée de pliage des serviettes. Trois hommes s’y attachent, en chemise blanche et nœud papillon noir, l’air sec ou amusé. Plus loin, un serveur lit le journal sur la terrasse. Un autre, le nœud décroché, bouquine à table. Le restaurant est vide, l’heure est à la détente avant le coup de feu. Viennent les managers, une poignée d’hommes en costume-cravate. L’un d’eux, également serveur, pose avec les deux accessoires: cravate du boss et nœud pap du domestique. L’occasion de s’interroger sur l’habit qui fait le moine.
Dans la deuxième salle, des jeunes femmes très maquillées en robes noires très courtes. «Vous ne trouvez pas qu’elles font prostituées?», interroge Michèle Auer. Si, on trouve. Le catalogue de l’exposition explique qu’elles sont «hôtesses». Outre la longueur du vêtement, e métissage saute aux yeux. Bientôt, les robes noires sont remplacées par des tabliers blancs, et c’est le retour du nœud papillon. Une serveuse serre le menu contre elle, offrant les traditionnels Appetizers, Sea Food ou Steak & Chops. Elle a des stylos dans la poche, contrairement à d’autres et l’on se demande quelle hiérarchie est à l’œuvre dans ce petit monde. L’exposition ne présente aucune légende et le vêtement ne trahit pas toujours la fonction. Il est intéressant de se demander quel rôle remplit chacun de ces gens.
La plupart des photographies de la série ont le même cadre: un mur garni d’un grand écran plat, quelques bouteilles posées à côté, parfois une table ou un coin de table. Un décor pauvre, anonyme, qui laisse toute la place aux protagonistes et le loisir de s’interroger sur leurs différences. Jean-Jacques Dicker, 71 ans, impose le lieu, mais pas la pose – si ce n’est qu’il demande de ne pas sourire. Certains jouent du regard, plus ou moins fier, d’autres ont emporté leurs accessoires.
Les cuisiniers, surtout, arborent une casquette à l’endroit ou à l’envers, une grande pince à viande, une écrevisse, des asperges ou un couteau de boucher. L’un, massif, au visage poupin masqué par une barbe, ressemble à un ogre malgré lui. A l’étage inférieur défilent les barmaids, une nouvelle série de serveurs et quelques plongeurs. Un type est «en civil» et cela semble totalement incongru dans ce cortège de tabliers.
«Ce qui nous a plu dans ce projet, c’est cette démarche à la Sander, note Michèle Auer. Ce côté systématique et sociologique.» L’auteur, pourtant, balaie cette intention: «Ce n’est pas l’aspect sociologique qui m’intéresse, c’est plutôt de voir comment ces gens veulent se présenter au monde».
61 tirages sont exposés, sur les 76 que compte pour l’instant la série. En cinq ans, Jean-Jacques Dicker a vu passer une centaine d’employés; la moitié environ y travaille en permanence. Lui est à l’aise dans son job alimentaire («le restaurant est cher et donc je gagne bien ma vie»); le petit-fils du politicien Jacques Dicker et du couple d’artistes Pitoëff maîtrise six langues, dont le japonais – l’idiome parlé par la majorité de ceux qui fréquentent l’endroit.
Depuis une vingtaine d’années, il envoie tous ses tirages à Hermance, soucieux de conditions de conservation meilleures qu’à Hawaï. A Genève, deux autres expositions lui rendent également hommage; quelques-uns de ses clichés africains sont montrés à l’espace Fert Barton 7 tandis que le Cabinet d’expertise Témoin présente des nus.
Jean-Jacques Dicker, Wolfsgang’s Steakhouse, jusqu’au 10 janvier à la Fondation Auer Ory pour la photographie, sur rdv. Petit catalogue aux éditions Auer. www.auerphoto.com