Alors, l’exposition du Schaulager bâlois réussit-elle là où le Centre Pompidou avait échoué en 1998? Esquivant la dimension diabolique de l’art de Nauman, Kathy Albreich, commissaire de l’exposition, a choisi de la structurer autour d’une thématique (qui donne son titre à la rétrospective): il s’agit de la disparition, qu’elle envisage à la fois comme un motif récurrent de son travail, et comme une allégorie de l’anxiété générée à la fois par le processus créatif et l’expérience quotidienne du monde. Pourtant, il n’y a probablement pas besoin de ce thème pour donner un sens à cette œuvre foisonnante: plus que cette thématique un peu artificielle, qui semble davantage être un message adressé au monde de l’art (qui a trop souvent reproché à Nauman son éclectisme formel, faisant de lui, au mieux, un loup solitaire sans descendance artistique, au pire un ancêtre ringardisé du postmodernisme), qu’aux spectateurs qui l’ont toujours chéri, c’est la construction même de l’exposition qui produit du sens. Elle montre à son corps défendant que l’éclatement stylistique peut être une force.
Descente aux enfers
Son entrée d’abord. Si l’exposition n’est pas organisée de manière chronologique, les deux premières salles présentent néanmoins les premiers travaux de l’artiste, produits alors qu’il est en train de se défaire de ses habits de peintre et commence à expérimenter différents médiums – il pratiquera tout, de la vidéo à la performance en passant par les installations sonores, la sculpture, le dessin, la musique et la photographie. Cette entrée douce dans l’œuvre pourrait sembler conventionnelle. Mais elle atteste de l’émergence dès 1966 de questions que Nauman ne cessera plus d’explorer. Comment travailler avec son corps, ou plutôt à partir de lui? Quel est le rôle de l’atelier dans la création? Comment faire de l’art avec du langage? Et, pour reprendre le texte de l’une de ces célèbres sculptures en néon: quel est le rôle d’un «véritable artiste»?
L’expérience gagne ensuite en intensité. Avec ses deux étages, qu’on visite en commençant par le haut, l’exposition prend la forme d’une descente aux enfers. Et l’on est frappé, en traversant les espaces du Schaulager, de voir à quel point le vocabulaire de Nauman s’apparente à celui de la tradition populaire de l’horreur. Clowns aux rictus glaçants, présences fantomatiques, menaces, violences physiques et psychologiques en tout genre, évocation de tortures, corps dépecés, vidéosurveillance à gogo, répétitions à rendre quiconque fou, comptines enfantines détournées, scatologie, slogans pervers, et jeux de mots sadiques parsèment son travail, et l’exposition.
Passage du temps
A quoi bon cette violence? «La colère et la frustration sont deux sentiments qui me motivent fortement. Ils me poussent à aller à l’atelier, ils me mettent au travail», expliquait l’artiste en 1988. Nauman n’a jamais produit de pièces explicitement politiques, mais il n’a eu de cesse de relayer sa vision sombre de la condition humaine, en faisant allusion à des questions raciales, sexuelles, et en rejouant des dispositifs empruntés aux systèmes de surveillance et de contrôle. L’exposition, sans en rajouter dans le pathos, montre qu’il serait injuste de cantonner Nauman, comme l’a fait la critique des années 1990, à un rôle de vieux mâle blanc hétérosexuel qui se serait assuré une rente artistique à vie en jouant les provocateurs en chef. La publication Bruce Nauman: a contemporary, produite à l’occasion de l’exposition, et qui vient compléter le catalogue, permet d’ailleurs de nourrir la relecture de son travail, au regard d’un paysage artistique et critique qui a évolué, en intégrant notamment le post-colonialisme et les études de genre.
Elle prend aussi remarquablement en charge un autre aspect, le passage du temps. Nauman a commencé à travailler en 1966: ce sont donc plus de cinquante années de production dont il faut désormais rendre compte. Au cours de ce demi-siècle, l’artiste s’est d’abord mis en scène, puis a utilisé un certain nombre de figures de substitution (clowns, mimes, acteurs et actrices de toutes origines), avant de réapparaître à nouveau. Il a également travaillé à partir de variations, une pièce en engendrant une autre. Ainsi, c’est après avoir réalisé la vidéo Walk with Contrapposto (1968), dans laquelle on le voit déambuler pendant près d’une heure dans un étroit corridor, et reproduire une pose commune dans la sculpture antique, qu’il décide d’utiliser le corridor – à l’origine simple décor – comme base pour des installations à venir. Nauman a récemment repris cette désormais fameuse vidéo.
Place à la mélancolie
Dans Contrapposto Split (2017) et Contrapposto Studies, i through vii (2015/16), visibles à la fin du parcours, le corps du jeune artiste fringant a cédé la place à celui d’un homme âgé, toujours vêtu de son uniforme jean/t-shirt blanc, mais dont l’allure n’est évidemment plus la même. «Mes hanches ne sont plus aussi souples qu’avant», remarquait-il en 2016. Mais les technologies viennent ici en aide à ce corps transformé. Au grain de la vidéo de 1968 succèdent la haute définition, la monumentalité et même la 3D.
A lire: Bruce Nauman libère le corps du cadre
Il y aura vraisemblablement des publics différents pour cette rétrospective. Ceux qui le suivent depuis ses débuts pourront constater de visu que son travail a conservé la même intensité, mais que la colère et la provocation ont cédé la place à la mélancolie. Quant aux jeunes générations, et notamment les artistes, elles ont tout à gagner à découvrir ce travail, à un moment où la performance est en train de devenir le médium dominant de l’art contemporain et où les corps sont devenus plus que jamais un objet d’exposition.
«Bruce Nauman: Disappearing Acts», Schaulager, Münchenstein/Bâle, jusqu’au 26 août.