Lorsque en 1967 Jean Dubuffet présente au Musée des arts décoratifs de Paris une sélection de sa collection d’art brut (offerte quatre ans plus tard à la ville de Lausanne), une vingtaine de pièces sur les 700 sont de Carlo Zinelli (1916-1974). En 1963, c’est le commissaire suisse Harald Szeemann qui exposait son travail à la Kunsthalle de Berne. Ces deux événements montrent que l’œuvre de l’Italien a été largement reconnue de son vivant, ce qui n’est pas si fréquent en matière d’art brut. Une particularité qui s’explique autant par la vie de Zinelli que par la qualité de son travail.

Interné définitivement à l’hôpital San Giacomo de Vérone à partir de 1947 en raison de troubles schizophréniques aigus, Zinelli manifeste dès 1955 de véritables pulsions créatrices. Les surveillants le trouvent régulièrement en train de graver sur les murs ou de dessiner des motifs au sol. Deux ans plus tard, il bénéficie de l’ouverture à San Giacomo d’un atelier d’expression graphique, mené par le sculpteur écossais Michael Noble. L’artiste conçoit cet atelier comme un espace de liberté pour les patients. Du matériel (pinceaux, gouache, papier, fusain, crayons) est mis à leur disposition, mais aucune consigne de travail ne leur est imposée.

Constellation propice

Zinelli devient rapidement un participant assidu de l’atelier, où il passe près de huit heures par jour à peindre et dessiner. En 1959, Vittorino Andreoli, alors étudiant en médecine, se prend de passion pour l’œuvre de Carlo. Après le départ de Noble, il joue le rôle de passeur de son œuvre, notamment auprès de Dubuffet – qui doutera dans un premier temps de la spontanéité de ses créations, mais finira par en acquérir une soixantaine.

Devenu psychiatre, Andreoli accompagne fréquemment Carlo lors de ses sorties. Il l’emmène même parfois voir des expositions d’art moderne. Voilà rapidement dépeinte la «constellation propice», ainsi que la caractérise Anic Zanzi, commissaire de l’exposition Recto verso, qui permet à Carlo Zinelli d’entretenir un rapport privilégié à l’art, et ce, jusqu’à sa mort.

Marché de l’art: Carlo Zinelli, une figure sous-cotée de l’art brut

Inventivité formelle

Par-delà cette histoire de vie, dont l’exposition retrace les contours grâce à des photographies de John Phillips, on ne peut être qu’impressionné par l’inventivité formelle du travail de Zinelli, qui rapproche à certains égards son travail des expérimentations des avant-gardes. Pendant une période brève, autour de 1962, il réalise par exemple d’étonnants collages à partir de paquets de cigarettes ou d’emballages de chewing-gums, qu’il colle à la gouache.

On pense alors au nouveau réalisme et au mouvement Fluxus. Certaines peintures du milieu des années 1960 tutoient l’abstraction. Quant à ses œuvres tardives, elles sont composées dans un étroit mélange de textes et de dessins qui évoque autant certaines œuvres sur papier des futuristes italiens que les expériences de la poésie concrète contemporaines de Carlo.

Œuvres à deux faces

Il est cependant toujours délicat de ramener l’œuvre de créateurs bruts à l’histoire balisée de l’art moderne sur la simple base d’analogies formelles. Comme le rappelle Anic Zanzi, on ignore d’ailleurs parfaitement quelles œuvres il a bien pu découvrir au cours de ses visites au musée avec Andreoli. Ainsi, le propos de l’exposition n’est pas de rapprocher son œuvre de celles de grands maîtres de l’art moderne, mais plus simplement de déployer chronologiquement son travail, pour donner à voir les évolutions au fil du temps. On passe des gouaches aux couleurs chatoyantes des débuts à des compositions plus sombres et simplifiées, avant les grands dessins textuels et hypergraphiques de la fin.

L’un des «défis» de l’exposition, explique la commissaire, a été également de rendre visible grâce au mode d’accrochage ce travail sur les deux côtés des feuilles de papier, si caractéristique des œuvres de Zinelli. La seconde salle de l’exposition est donc organisée comme un paysage au cœur duquel on circule, un principe immersif particulièrement juste en regard de cette œuvre foisonnant de personnages et de saynètes, où se traduit parfois, dans la répétition de certains motifs animaliers, la nostalgie d’un passé pastoral. Le très beau catalogue qui accompagne l’exposition permet quant à lui de contempler côte à côte les deux faces des peintures.

Cette pratique fréquente du recto verso atteste d’ailleurs du fait que son travail s’est construit dans un véritable volontarisme formel. En effet, ce n’est pas par manque de matériel, mais par choix qu’il travaillait ainsi. Une fois ses compositions terminées et ses pages saturées de dessins, Zinelli refusait, racontent les témoins, de prendre les feuilles blanches qu’on lui tendait: il préférait retourner la feuille et poursuivre au verso. Encore un signe du fait qu’il était bel et bien un «vrai artiste», comme le qualifiait Dino Buzzati dans une plaquette d’exposition du début des années 1960.


«Carlo Zinelli, recto verso», Collection de l’art brut, Lausanne, jusqu’au 2 février 2020.

A lire: Florence Millioud-Henriques, «Carlo Zinelli», Ed. Ides et Calendes, 120 pages.