Anastasia Mityukova, photographe suisse née en 1992 à Tachkent, en Ouzbékistan, a décidé non sans humour de réviser ses vues épiques et romantiques portées sur de fantasmés grands espaces vierges à la beauté immaculée, dans la partie la plus septentrionale du Groenland. Au Centre de la photographie Genève (CPG), c’est la diversité des supports convoqués et des récits de l’exposition installative Avez-vous déjà vu un iceberg sous la pluie? qui harponne le regard.

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Ayant effectué une résidence d’artiste sur place, à Qaanaaq, Anastasia Mityukova dévoile ainsi en images fixes et mouvantes les chiens errants qui hurlent et parfois s’entretuent. Elles le disputent à celles des carcasses d’animaux abandonnées partout par les chasseurs, pourrissant dans une puanteur mortifère. «On est loin de l’iconicité immémoriale d’Inuits en costume traditionnel pêchant ou chassant avec des chiens de traîneau», confie l’artiste.

Retours sur guerre froide

De ces paysages âpres et battus par les vents, l’accrochage aborde en partie inaugurale le Projet Iceworm (1959-1967). Dans une atmosphère lumineuse irradiant le spectateur s’affichent sur des bâches jaune électrique des captures d’écran de films propagandistes, archives de l’US Navy et iconographie de blogs et forums d’ex-militaires danois et américains. On y découvre les bulldozers rasant les habitats inuits ou des fûts estampillés de leur signalétique radioactive. Au final, une archive de 6000 images que l’artiste a confrontée à la population locale sous forme de livre. «J’ai été déboussolée par leur réaction. Ainsi, pour les membres de la jeune génération, les effets du réchauffement climatique sont perçus positivement tant leur accès la nourriture s’est amélioré. Certaines espèces animales remontant plus au nord, ils disposent de plus larges ressources disponibles en chasse et en pêche», relève-t-elle.

A Qaanaaq, anciennement Nouvelle Thulé, il existe donc une histoire coloniale. Elle vit des indigènes déplacés par les militaires étasuniens pour agrandir une base militaire expérimentale en construction sous la calotte glaciaire groenlandaise. Mais le Projet Iceworm est vite abandonné, en pleine guerre froide, pour cause d’instabilité géologique. Soixante-dix ans plus tard, sous les effets du réchauffement climatique accéléré, les déchets radioactifs et polluants organiques persistants (PCB) menacent le site – essentiellement non dépollué – et l’ensemble de son écosystème fragilisé.

Réalité diffractée

L’œil croise ensuite la série de tirages noir-blanc qui donne son titre à l’exposition. Voyez le texte Visual Evidence gravé sur le verre recouvrant la photo marquant l’entrée d’un cimetière villageois. «Cette image peut témoigner de la conversion forcée des Inuits au catholicisme», avance la photographe. Suivant sa position face à la photo, on ne voit que le texte ou l’image, parfois les deux. Une manière de naviguer entre apparition et disparition, à l’instar d’un bain photographique révélateur. Mais aussi d’interroger les sens multiples présents au sein d’une même image. L’ensemble forme un carnet de notes portant des commentaires poétiques, voire ironiques, sur les environnements traversés. Une manière de travailler sur l’infidélité des mots relativement au réel qui mène à faire de ce réel le matériau d’une fiction.

Au chapitre de la combinatoire entre expérience du quotidien à Qaanaaq et refiguration de cette aire géographique à travers les récits d’explorateurs, dont le Français Jean Malaurie alertant par ailleurs tôt sur la pollution de la calotte glaciaire, la section A Poem That Is Not One offre un pertinent triptyque vidéo. Les écrans diffusent en plans fixes les paysages désolés de Qaanaaq, tandis que des passages littéraires s’incrustent à l’image, comme «un désert de glace et de neige», où «se lit l’étincelante pureté du monde». Dans une veine lyrico-romantique défile au gré d’un montage aléatoire un univers littéraire désormais porté disparu. Et figé dans les mots «pureté» et «nuit phosphorescente», notamment. Cette écriture épiphanique du sublime contraste ici avec un présent déceptif et en sursis.

Effacement volontaire

«La blancheur est un engourdissement, un laisser-tomber né de la difficulté à transformer les choses», explique l’anthropologue français David Le Breton dans son essai Disparaître de soi. Est-ce que la tentative de représenter le réel l’annihile comme réel pour mieux le faire vivre en tant que représentation? De fait, l’image ne serait que reste, fragment, vestige, débris. Partie à la recherche des sources de son imaginaire sur le pôle, Anastasia Mityukova retrouve pour le dernier chapitre de l’exposition, Disappearing Act, son ouvrage d’enfance, récit d’explorations idéalisées de pionniers selon des préjugés visuels et narratifs propres à l’Occident.

Patiemment, la photographe a estompé ces images et proses d’Epinal. Sur les cadres disposés en frise de l’exposition ne flottent plus que des visions fantomatiques luttant avec la blancheur. La métaphore visuelle vaut pour le réel anthropocène qui scelle l’effacement de la biodiversité au Groenland. Si la vulnérabilité de cette région, accentuée par le conflit ukrainien empêchant la coopération entre puissances face à la catastrophe environnementale, devait trouver sa peinture, ce serait aussi dans cette «carte postale» au format XXL cadrant les vestiges à la dérive d’un iceberg émietté. L’image est adressée par l’artiste à sa mère et accrochée en biais, traduisant le naufrage climatique asserté en mars par le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

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«Avez-vous déjà vu un iceberg sous la pluie?», Centre de la photographie Genève, jusqu’au 16 avril.