Dans la nuit glacée de l’hiver 1975, un camion remorque chargé d’une traverse de 45 mètres s’y reprend à trois fois pour virer dans la rue du Renard. Il ralentit là où elle devient rue Beaubourg et s’arrête au pied d’une carcasse métallique qui commence à sortir de terre. La traverse est emportée au bout des câbles et fait un mouvement circulaire avant d’être déposée sur des tubes dont l’accumulation évoque un squelette cyclopéen.

Un peu plus loin, à l’angle de la rue Rambuteau, l’artiste américain Gordon Matta-Clark a créé une œuvre éphémère. Il a pratiqué un trou gigantesque (Conical Intersect) dans les murs d’un vieil immeuble à moitié abattu à travers lequel apparaissent les vestiges des appartements ou des cages d’escalier et, quand on se poste au bon endroit, la lente ronde des traverses dans la lumière des projecteurs.

Un retour historique en 2007: Le prototype Beaubourg

Traverse après traverse, nuit après nuit, mois après mois, un volume de 166 mètres de long et de 60 mètres de large s’élève jusqu’à ses six étages à la place d’un terrain vague où était installé un parking occupant le centre de Paris depuis le début des années 1930.

Le 31 janvier 1977, il y a quarante ans, le bâtiment est inauguré par le président Giscard d’Estaing, qui a vainement tenté d’en stopper les travaux après son élection de 1974. Il s’appelle encore Beaubourg, ou plus exactement Centre d’art et de culture du plateau Beaubourg. Il prendra bientôt le nom de celui qui en a décidé la construction au lendemain de son élection à la présidence de la République en 1969, Georges Pompidou, mort cinq ans plus tard sans avoir pu voir son œuvre achevée.

Ilot insalubre

En 1969, l’urbanisme de Paris intra-muros n’a presque pas bougé depuis les travaux titanesques dirigés par le préfet Haussmann dans la deuxième partie du XIXe siècle. La tour Montparnasse est en chantier (elle sera inaugurée en 1973). Les changements se produisent au-delà du boulevard périphérique qui est d’ailleurs inachevé. A quelques encablures du plateau Beaubourg, de l’autre côté du boulevard de Sébastopol, les anciennes Halles centrales de Paris viennent de déménager en banlieue sud et les pavillons de Baltard ne sont pas encore démolis. Toute cette zone est promise depuis longtemps aux bouleversements. Ils tardent. A l’orée du quartier du Marais, le secteur du plateau Beaubourg porte le nom le nom d’Ilot insalubre n°1 depuis le début du XXe siècle.

Le Marais est encore un mélange gris de vieux hôtels particuliers en ruine dont les cours sont encombrées par des baraquements. Les rues sont bordées de bâtiments sans confort aux façades pelés. Les petites usines, les ateliers de maroquinerie ou de vêtements, les artisans de toutes sortes et les commerces de bouche sont installés dans les moindres recoins. La plupart des bistrots servent de cantine aux ouvriers qui viennent travailler dans le quartier. L’ouverture du Centre Georges Pompidou provoque un cataclysme urbain qui transformera en deux ou trois décennies le quartier populaire et manufacturier en résidence chic avec ses commerces de luxe, ses restaurants à la mode et ses galeries d’art.

Le dilemme de Georges Pompidou

Georges Pompidou s’installe à l’Elysée en juin 1969. Il veut moderniser la France et lance de grands projets industriels, comme Airbus et le TGV. C’est aussi un homme qui ne fait pas semblant d’aimer les arts et la culture. Avec son épouse, il s’intéresse à la peinture, à la sculpture ou au design, il collectionne, il fréquente les artistes.

Parce qu’il visite régulièrement ses expositions non par fonction mais par goût, il sait que le Musée national d’art moderne qui occupe le Palais de Tokyo est tellement à l’étroit qu’il ne peut pas se développer et ne peut pas compléter son patrimoine lacunaire. Il faut trouver de nouveaux locaux. En décembre 1969, quand il décide la construction d’un bâtiment au cœur de Paris, il ne sait pas qu’il va inventer un établissement culturel inédit qui rassemble pour la première fois dans une seule institution un musée d’art moderne et contemporain, un centre dédié au design, une bibliothèque publique, un centre d’expérimentation musicale et des salles de spectacle.

Dès son élection, Georges Pompidou est confronté à un dilemme. Il souhaite créer un musée d’art moderne, il veut aussi construire la grande bibliothèque publique en libre accès dont Paris ne dispose pas. Les deux projets se contrarient car l’espace manque pour les construire tous les deux.

Or Pompidou est à la fois un littéraire et un amateur d’arts plastiques. Il n’a l’intention de renoncer ni à la bibliothèque ni au musée. Comme aucune autre solution ne se présente et comme l’air du temps est à l’interdisciplinarité, il décide de les rassembler dans un seul bâtiment qui sera édifié au seul endroit possible. Puis les réflexions s’emballent. Pompidou fait revenir de New York le chef d’orchestre-compositeur Pierre Boulez, qui s’était brouillé avec la France, en lui offrant un centre de recherches musicales. Le cinéma et les spectacles s’ajoutent. L’administration rechigne car ces modes d’expression dépendent de ministères différents. Le président passe en force.

En 1970, le concours d'architecture

Le concours international d’architecture est lancé en 1970. Il y a 681 candidatures. Le jury siège en juillet 1971 et désigne, à la surprise générale une équipe de trois jeunes architectes inconnus – l’Anglais Richard Rogers associé aux Italiens Renzo Piano et Gianfranco Franchini. Leur projet provoque immédiatement une polémique et en provoquera encore à l’ouverture du bâtiment. Ils adoptent la logique constructive des centres commerciaux, avec des étages sans parois, sans murs porteurs et sans noyau central, en rejetant la circulation des personnes et des fluides sur les façades est et ouest avec un escalier roulant sur toute la hauteur côté ouest.

Ils proposent ainsi une solution open space pour les bureaux et pour la bibliothèque, mais aussi pour le musée et les salles d’exposition. Ils vont ainsi à l’encontre des principes solidement établis depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle (salles de taille réduite réparties autour d’une cour avec éclairage zénithal).

Tuyauteries multicolores

Les débats sont vifs, même au sein du jury présidé par Jean Prouvé. Ce dernier a été choisi par Georges Pompidou. C’est un ingénieur et un entrepreneur. Il a expérimenté des techniques de construction industrialisée et bataillé ferme contre le conformisme architectural. Jean Prouvé pèse de tout son poids. Il est soutenu par Pompidou. La machine Beaubourg est lancée.

Le 31 janvier 1977, les cris fusent. Avec ses tuyauteries multicolores apparentes, sa chenille-escalier en façade et sa masse métallique au milieu d’un quartier historique, le Centre Pompidou est qualifié de raffinerie de pétrole en centre-ville. Certains ayants droit d’œuvres conservées à l’ancien musée d’art moderne ont refusé leur transfert dans les nouvelles salles qui créent aussi le désarroi.

Car peut-on parler de salles, interrogent les détracteurs. Les deux plateaux du musée sont divisés par des parois mobiles et les habitués des parcours balisés ont l’impression d’arpenter un labyrinthe. Quant aux premières expositions, elles bousculent les habitudes. Avec la première d’entre elles, consacrée à Marcel Duchamp, qui est du coup intronisé en figure sanctifiée de l’art contemporain naissant. Et les suivantes qui révèlent le poids d’autres centres culturels que Paris dans la création du XXe siècle (Paris-New York, Paris-Berlin, Paris-Moscou).

Le public accourt. En partie pour la culture, mais surtout pour accéder gratuitement au belvédère du sixième étage à cause de sa vue imprenable sur Paris. La piazza se transforme en forum, en espace de spectacles et de mendicité. Le rez-de-chaussée offre un abri aux débats spontanés et aux SDF qui s’appellent encore clochards. On pique-nique, on stationne, on se donne rendez-vous. Le succès est foudroyant, autour de 8 millions de visiteurs les premières années. Beaubourg pourrait être foudroyé par son succès. S’engage alors une longue remise en ordre qui va donner au Centre son visage d’aujourd’hui.

D’abord en 1985, huit ans seulement après l’inauguration, la réorganisation du Musée national d’art moderne. Gae Aulenti aménage les plateaux libres en installant des parois et des salles qui reconstituent la logique rassurante d’un musée à l’ancienne. Puis le Centre Pompidou ferme entièrement fin 1997 pour une rénovation générale qui dure jusqu’en l’an 2000. L’accès libre au belvédère disparaît. L’entrée de la bibliothèque est séparée de celle du musée.

Réussite couronnée

Depuis 1977, le Centre Pompidou a accueilli plus de 100 millions de visites. Il conserve son interdisciplinarité avec plus de discipline. Le Musée national d’art moderne possède plus de 120 000 œuvres dont il ne peut présenter qu’une infime partie. Il a ouvert un établissement à Metz. Il possède une antenne provisoire à Malaga. Il a des projets au Moyen et en Extrême-Orient. Et il se multiplie aux quatre coins de la France pour un 40e anniversaire qui couronne une réussite.

A propos des environs: Sous la canopée des Halles, le souffle du nouveau Paris

Mais le prototype de tous les musées modernes et contemporains de la fin du XXe siècle, le premier qui ait bousculé les espaces et les catégories, celui qui a inspiré depuis les architectes du monde entier pour des projets qui remplacent les cathédrales des métropoles, est de nouveau à l’étroit. Il lui faudra s’étendre et éclater pour être à la hauteur de sa genèse et de son patrimoine, s’il ne veut pas devenir un simple monument historique.


Des dates…

Décembre 1969: Décision de construire "un ensemble monumental consacré à l’art contemporain sur l’emplacement du plateau Beaubourg" prise en Conseil des ministres.

Février 1970: Ajout du projet de bibliothèque publique

Décembre 1970: Lancement du concours international d’architecture.

Juillet 1971: Choix de l’équipe Rogers-Piano-Franchini.

Janvier 1977: Inauguration du Centre Georges Pompidou.

1985-1986: Réaménagement du Musée national d’art moderne en musée traditionnel par Gae Aulenti.

Décembre 1997: Fermeture pour une réhabilitation totale sous la direction de Renzo Piano.

Janvier 2000: Réouverture.

Mai 2010: Inauguration du Centre Pompidou Metz.

…et des chiffres

Dimension du bâtiment: Hauteur 42 m, largeur 60 m, longueur 166 m.

Collections permanentes: 15 000 m2.

Expositions temporaires: 5 200 m2.

Collection du Musée national d’art moderne: 120 000 œuvres.

Expositions: 325 depuis 1977.

Visiteurs depuis 1977: Plus de 102 millions.

Top 3: Dali 1980, 840 662 visiteurs; Dali 2013, 790 090 visiteurs; Matisse 1993, 734 896 visiteurs.

Lecteurs à la bibliothèque depuis 1977: Plus de 110 millions.

Budget 2016: 135,5 millions d’euros (58 % subvention d’état, 42 % ressources propres)


Voir le programme du 40e anniversaire.