Ecartons le rideau noir. Pénétrons dans le labyrinthe sacré où seuls les initiés avaient le droit d’entrer. Avançons à tâtons dans ce couloir ténébreux en nous fiant au grondement de torrents souterrains. La lumière perce enfin la voûte, elle fait surgir de l’obscurité l’obélisque Lanzón, relique principale du temple de Chavín de Huántar. Contournons-le en silence. Sentiment d’humilité devant la grandeur d’un mythe.

On se croirait à 3200 mètres d’altitude, sur les hauts plateaux du Pérou, entourés des neiges des Andes. Mais nous sommes à Zurich, au Musée Rietberg, qui a recréé l’ambiance d’un lieu de culte. Celui que chaque indigène connaît, mais dont le monde ignore l’existence, malgré qu’il appartienne, désormais, au Patrimoine culturel mondial. Les trésors de Chavín, creuset des civilisations andines, n’ont jamais quitté le Pérou. L’exclusivité de la première mondiale revient à la Suisse grâce à une collaboration sur le site, lancée par le Musée Rietberg et cofinancée par l’Office fédéral de la culture. «Nous avons mis en place un projet pour la préservation de Chavín et y avons ouvert en août le premier atelier de restauration de sculptures pour former des spécialistes locaux», explique l’archéologue Peter Fux, commissaire de l’exposition.

La particularité de Chavín (3500-200 av. J.-C.), considéré comme la culture mère de l’espace andin? A Zurich, 200 objets donnent des clés de réponse. D’abord, le riche langage pictural, transmis aux civilisations héritières. Les reliefs aux lignes intriquées présentent des créatures hybrides entre homme et animal sacré. Les céramiques sont peuplées de dragons en arabesques, les pots à anse-étrier empruntent leurs formes aux fruits et plantes exotiques. Les figurines de dieux aux expressions exorbitantes, armées de crocs et de griffes, auraient inspiré les cubistes. «Chavín est un exemple éclatant d’une culture qui a rayonné sans l’écriture, s’appuyant sur le langage de formes et de sons emprunté à la nature. Elle échappe aux concepts de la civilisation occidentale», note Peter Fux.

Au début du XX siècle, la divinité aux traits félins de l’obélisque Lanzón a permis à l’archéologue Julio Tello de relier le culte de Chavín au dieu jaguar des Incas et d’affirmer l’indépendance de la civilisation andine face aux Mayas et Olmèques de Mésoamérique.

Les fouilles montrent que Chavín n’était ni le seul ni le principal centre cérémoniel, mais aurait existé en concomitance avec d’au­tres sites auxquels l’exposition rend hommage. Ces temples concentraient le pouvoir spirituel et infléchissaient, aussi, les mentalités. Les prêtres mettaient en place un dispositif créatif destiné à montrer leur puissance. L’exposition reprend l’architecture du site, reconstituant l’impressionnant spectacle syncrétique destiné aux adeptes.

On entre par une place carrée, lieu de cérémonies publiques. Au milieu, à l’endroit où il a été exhumé, le bol servant à la préparation d’enivrantes boissons alcoolisées. Le long de la salle, cinq têtes sculptées qui auraient orné la façade de l’édifice. Elles représentent les stades progressifs d’entrée en transe, jusqu’à la transformation de l’homme en un être surnaturel. L’accès dans l’au-delà se faisait à grand renfort de substances psychotropes dont la plus connue était la poudre du cactus San Pedro. Une fois reniflée, elle provoquait l’écoulement du nez, bien visible sur les sculptures.

La salle suivante symbolise la Place circulaire, réservée aux rites plus complexes, où les hommes espéraient s’approcher des divinités. L’exaltation était accentuée par une musique de conque vibrant dans tout le corps. Sous l’effet stupéfiant de trompes et de plantes, troublés par le jeu d’ombres dans les galeries souterraines, les adeptes regagnaient la chambre secrète de l’obélisque. Sa contemplation sous les rayons du soleil levant, l’apogée de la cérémonie, constitue le point culminant de l’exposition.

«L’enjeu était de faire connaître Chavín, mais aussi de transcrire dans une vision occidentale les valeurs d’une culture qui n’a rien de rationnel, qui opère par les émotions», souligne Peter Fux. Evidemment, l’homme moderne s’aventurera sur le chemin spirituel des anciens en toute conscience: le cactus San Pedro n’est présent au musée que sous forme d’un récipient.

Jusqu’au 10 mars 2013. Détails: www.rietberg.ch

«Chavín est un exemple éclatant d’une culture qui a rayonné sans l’écriture»