A quoi une œuvre mettant bout à bout les 3,5 milliards de snaps postés chaque jour pourrait-elle ressembler? C’est cette question, posée l’an passé lors d’une réunion d’équipe, qui a déclenché la collaboration entre Snap – maison mère de Snapchat – et Christian Marclay. Un des participants de la réunion avait vu The Clock, sa désormais célèbre pièce de 2001 dans laquelle 24 heures de séquences de cinéma sont assemblées pour créer une narration sur le passage du temps, et le nom du Suisse surgit rapidement dans la discussion, comme celui d’un artiste collectionneur, capable de traiter et monter une masse impressionnante de données. «Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours collectionné. C’est probablement pathologique […]. J’ai toujours collectionné des images, des cartes postales, des disques, des livres, des objets curieux», expliquait-il en 2008.

Les premiers contacts sont pris il y a à peine neuf mois. Habituellement réticent devant ce type de collaboration, Marclay n’hésite pas longtemps. Le travail avec les équipes techniques, et notamment les ingénieurs, lui semble riche de promesses. «Je sais à peine utiliser mon téléphone, je ne participe pas aux réseaux sociaux; tout un monde que je ne connais pas s’est ouvert à moi.»

Intérêt pour l’obsolète

Peu enclin à produire une œuvre dans l’esprit de The Clock, le Genevois fait une proposition fidèle au travail qu’il mène depuis les années 1970 sur le son et sa visualisation: «Essayer d’utiliser les bandes sonores de tous ces snaps pour en faire quelque chose de musical, comme des installations sonores.» Confiant dans la possibilité de réaliser les idées que l’artiste lui soumet, Andrew Lin, l’ingénieur principal du bureau à New York, crée spécifiquement pour lui, avec ses équipes, des outils de travail et de recherche, lui permettant notamment de naviguer dans toute cette matière par thème, ou par fréquence sonore. Il passe alors des semaines à regarder ces courtes vidéos, rendues publiques par leurs créateurs. «J’avais à disposition des milliards de snaps. Sans les ingénieurs, je n’aurais jamais pu faire cela.»

J’ai décidé de réaliser des installations qui ne soient pas permanentes, qui jouent sur le changement, l’aléatoire. Il ne s’agit pas de compositions fixes et magistrales, ou monumentales, mais de propositionsChristian Marclay

J’ai décidé de réaliser des installations qui ne soient pas permanentes, qui jouent sur le changement, l’aléatoire. Il ne s’agit pas de compositions fixes et magistrales, ou monumentales, mais de propositions

Si des entreprises comme Google, Apple, Instagram ou Snap ont construit leur image autour d’un discours futuriste qui n’échappe pas toujours au messianisme technologique, Marclay, lui, s’intéresse depuis longtemps à des technologies historiques, parfois obsolètes. On imaginait donc mal a priori comment ses recherches pouvaient se fondre dans leur discours. Mais c’est sur la question de l’éphémère que ces deux mondes se sont rapprochés. «Un snap dure dix secondes. Cette limitation est intéressante, explique l’artiste. Ce qui m’a attiré est justement ce côté éphémère. J’ai longtemps travaillé avec des supports, comme les disques, les vidéos, les extraits de films, ou à partir de médias qui sont obsolètes.» Cette plongée dans le monde numérique s’inscrit donc pleinement dans la réflexion qu’il mène depuis toujours sur la nature du son. «Le numérique a justement transformé le son, pour l’emmener vers quelque chose qui est beaucoup plus fidèle à sa nature même, qui est éphémère. J’ai toujours été fasciné par cette absurdité d’un son enregistré pour durer.»

Jouer sur l’aléatoire

Cinq pièces sont exposées dans les espaces immersifs de Sound Stories. La première, intitulée All Together, est un montage virtuose de centaines de snaps, présenté sur dix smartphones, d’une durée totale de quatre minutes. Des séquences s’enchaînent avec humour. Sélectionnées pour leur dimension sonore, les actions représentées se répondent d’un écran à l’autre. On voit – et on entend – des enfants jouer de la flûte, des aliments crépiter sur le feu, des véhicules klaxonner, des pas qui claquent, des anonymes qui chantent. Cette pièce, très composée, fait figure d’exception dans l’exposition.

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«J’ai décidé de réaliser des installations qui ne soient pas permanentes, qui jouent sur le changement, l’aléatoire. Il ne s’agit pas de compositions fixes et magistrales, ou monumentales, mais de propositions. Le public devient un participant», raconte le Suisse. Tinsel Loop reprend ainsi de manière aléatoire des snaps dont les sons correspondent aux notes de la mélodie Tinsel, composée par l’artiste il y a une vingtaine d’années. The Organ, troisième pièce de l’exposition, est un clavier connecté à une projection sur écran, qui permet de jouer des notes auxquelles sont associés les posts dont la fréquence sonore correspond. Chaque touche déclenche une projection verticale de quatre posts simultanés qui se succèdent rapidement. On joue des sons, et de l’image en même temps.

Dans Talk to Me/Sing to Me, les visiteurs peuvent chanter ou parler dans les micros de dizaines de smartphones suspendus au plafond. Grâce à un algorithme développé par les ingénieurs de Snap, les téléphones répondent à ces bruits et les imitent. Pour l’artiste, cette pièce crée «un écho, comme si on était dans la montagne». Sound Tracks, enfin, est plus sombre. On entend d’abord des sons graves et ralentis, bien plus inquiétants que dans le reste de l’exposition. Ce n’est que dans un second temps que l’on découvre au plafond, sur des iPad, la source de ces bruits sur des tablettes. Loin d’être les images cauchemardesques auxquelles on pouvait s’attendre, il s’agit en fait de séquences réconfortantes, dont les sons ont été altérés et ralentis à l’aide de l’un des filtres disponibles sur Snapchat, le mode «turtle». Comme le note Christian Marclay, ce filtre est très peu utilisé, les utilisateurs préférant en général les sons accélérés, façon «chipmunks», qui sont plus amusants.

Joyeuse cacophonie

L’artiste avait pour projet initial de transformer le rapport au son des utilisateurs de l’application. «Quand les utilisateurs font des images, explique-t-il, ils ne pensent pas le son. Les téléphones l’enregistrent, mais c’est tout. Au départ, j’avais donc imaginé une installation dans laquelle les utilisateurs pourraient envoyer des snaps, avec une conscience du son plus que de l’image. Mais il y a tellement de snaps publiés chaque jour que cela n’aurait pas eu tellement de sens. Cela aurait été comme une goutte d’eau dans l’océan. Ou il aurait fallu travailler dans la durée.»

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S’il a abandonné cette idée, l’expérience de l’exposition reste néanmoins celle d’une joyeuse cacophonie, qui crée bel et bien cette conscience du son associé à l’image. La cacophonie est aussi visuelle, d’ailleurs: se dresse, d’une pièce à l’autre, un portrait de l’humanité dans toute sa diversité de genres, d’origines géographiques, et même de générations – alors que Snapchat est réputée pour être utilisée surtout par les 15-30 ans. Il y a quelque chose dans cette proposition qui rappelle la célèbre exposition The Family of Man, organisée par Edward Steichen en 1955 au MoMA, à New York, à partir d’œuvres de centaines de photographes professionnels ou amateurs. Mais on y trouve ici une distance humoristique qui manquait cruellement à la proposition de Steichen, décriée en son temps par Roland Barthes dans Les mythologies, pour la sacralisation moralisante et universaliste de la nature humaine à laquelle elle procédait.

Si le discours de Snap se construit sur la notion de «créativité», qui était partout à l’honneur de Cannes Lions, le bien nommé «festival international de la créativité» qui s’est déroulé cette semaine, l’exposition met en effet plutôt en évidence, de manière amusée, la banalité de ces actions quotidiennes mises bout à bout. «Il est intéressant d’observer les usages des filtres, explique l’artiste. Snapchat donne ces moyens, les gens les utilisent, ils se mettent des oreilles de chat, des trompes d’éléphant. Il y aurait peut-être d’autres moyens de les rendre plus créatifs. Mais mis à part les filtres, ils font finalement tous la même chose. J’ai trouvé énormément de séquences de même nature, de gens qui viennent d’acheter des chaussures, qui marchent et sortent promener leur chien, ou de gens qui conduisent. C’est très humain, même si ce n’est presque rien.»

Enthousiasme multiplié

On rejoint là encore des préoccupations qui ont marqué le travail de l’artiste, notamment son intérêt pour le snapshot et la photographie amateur, dont le snap est une itération contemporaine. Dans les années 1990, alors qu’il vit à Berlin, il réalise un travail intitulé White Noise (1993): des centaines de photographies amateur, punaisées à l’envers sur le mur, pour ne laisser apparaître que leur dos blanc, et les quelques inscriptions pouvant y figurer, formant une installation curieusement silencieuse. «Tous les week-ends, j’allais aux puces et je collectionnais des images. C’est un moment où tout le monde se débarrassait de son passé, à Berlin. Et ce qui me choquait le plus dans ces images, c’était que tout le monde prenait des photos au même moment, pour les naissances, les mariages, les anniversaires, les voyages. C’était touchant. Et assez émouvant. Aujourd’hui, on retrouve ce même enthousiasme, multiplié par des milliards, car tout le monde possède un téléphone. Mais il n’y a plus besoin d’une occasion spéciale. Tous les jours, les gens créent des images. C’est l’appareil qui veut cela.»

Je connais mal la jeune scène artistique, car je travaille surtout avec les gens de ma générationChristian Marclay

Je connais mal la jeune scène artistique, car je travaille surtout avec les gens de ma génération

L’idée d’utiliser Snapchat comme un espace de diffusion de son travail l’a-t-elle effleuré, lui qui vient de l’art conceptuel? Ce mouvement expérimenta en effet dès les années 1960 avec les modes de distribution de l’art, hors du circuit classique incarné par le tandem musée-galerie. Pas vraiment. «Quand on m’a expliqué que 3,5 milliards de snaps étaient créés tous les jours, je n’ai pas pensé à la manière dont je pourrais accéder à la masse de gens qui les produisent. J’ai plutôt pensé à toute cette matière qui est très éphémère, pas du tout tangible.»

Affiche pour le Montreux Jazz

En dépit de cette collaboration, Christian Marclay n’a pas créé de compte Snapchat, et il continuera, de son propre aveu, à se tenir à bonne distance des réseaux sociaux. «Je mets le travail avant la personne. Il parle de lui-même, et je reste quelqu’un de privé. En tant qu’artiste, on est déjà très public, on doit prendre des risques et montrer son travail.» Pour le découvrir, il faudra donc continuer à se déplacer. Si sa dernière grande exposition en Suisse remonte à 2014, au Kunsthaus d’Aarau, Les chaises musicales (1996), une pièce en dépôt au Mamco, sera à nouveau visible à partir de début juillet dans les espaces du musée genevois.

Les murs des villes suisses sont en outre d’ores et déjà recouverts des affiches qu’il a réalisées cette année pour le Montreux Jazz Festival. «J’en suis très heureux. Cela me renvoie à beaucoup de souvenirs d’enfance. Je viens régulièrement en Suisse depuis que j’habite à Londres. Je vais d’ailleurs passer une partie de l’été en Valais. J’essaie de rester en contact. Mais je connais mal la jeune scène artistique, car je travaille surtout avec les gens de ma génération», avoue-t-il. Quant à The Clock, ou «la cloque», comme il l’appelle avec humour, un peu lassé peut-être qu’on le renvoie sans cesse à cette œuvre, il n’est pas d’actualité qu’elle soit montrée prochainement en Suisse romande.