Il est 8h30 ce mardi de juillet. Il fait déjà chaud dans l’atelier, inondé d’une lumière crue, blotti au cinquième étage d’un immeuble populaire du XXe arrondissement de Paris. Sur un mur: une aquarelle colorée de rouge figure un homme vomissant ses entrailles. En dessous, une huile dépeint la façade du centre d’art de Bandjoun Station, sorti de terre en 2008 en plein pays bamiléké, sur les hauts plateaux de l’ouest du Cameroun.

Plus loin, sur une table basse, quelques lumineux carreaux «Bleu Toguo» sont empilés, foisonnement de têtes célébrant la végétation et la naissance d’un nouveau monde. Ils ont été conçus pour la grande fresque en céramique qui illumine, depuis l’automne 2017, un couloir de la station de métro Château Rouge à Paris. «Vous ne connaissez pas Célébrations? Vous ne pouvez pas rédiger un portrait de moi sans avoir vue cette œuvre», lance l’artiste sur un ton impérieux, tout en enfilant un t-shirt vert sur lequel pend un collier en perles de bois sombre. Massif et trapu, lunettes accrochées en haut du crâne, il se déplace lentement, pieds nus, sur le sol en béton ciré de l’atelier.

C’est à l’âge de 17 ans que Barthélémy Toguo, né en 1967 au Cameroun, près de Yaoundé, d’un père chauffeur et d’une mère vendeuse d’ustensiles de cuisine sur les marchés, décide de devenir artiste pour «faire rêver les gens». Après des études aux Beaux-Arts d’Abidjan, à l’Ecole supérieure d’art de Grenoble, puis à la Kunstakademie de Düsseldorf, il est repéré et commence son ascension, en 2000, lors de la Biennale de Lyon. Avant d’exposer en 2004 au Palais de Tokyo puis en 2005 au Centre Pompidou (Africa Remix, l’art contemporain d’un continent) et d’être accueilli en son sein, en 2010, par la galerie Lelong & Cie. Il partage aujourd’hui sa vie entre Bandjoun Station, son centre d’art-musée-atelier de création, et Paris. Tout en multipliant les déplacements à travers la planète de manière hectique.

Saddam Hussein et Kadhafi

«J’inaugure une nouvelle manière qui va en surprendre plus d’un», déclare-t-il en désignant au visiteur une toile récente de facture néoclassique, accrochée sur les cimaises de l’atelier. Celle-ci reproduit une scène, photographiée au printemps 2011, qui a fait le tour du monde: le président Obama, la tête rentrée dans les épaules, est entouré de son Conseil de sécurité nationale réuni dans la Situation Room, une salle de crise située au sous-sol de la Maison-Blanche. Tous fixent un écran, hypnotisés par la scène qui se déroule sous leurs yeux. Le président américain vient de prendre la décision de faire exécuter Ben Laden, réfugié au Pakistan.

«L’artiste doit se renouveler perpétuellement», glisse-t-il avec un petit sourire en coin en déplaçant puis en montrant au visiteur une série jamais exposée figurant des portraits d’ex-chefs d’Etat du continent africain emportés par le vent de l’histoire. L’un dépeint Saddam Hussein avant son exécution en 2003. Un autre Mouammar Kadhafi, avant sa capture et sa mort violente en 2011 en Lybie.

Drapeau lessivé

Thomas Sankara, Nelson Mandela et le Mahatma Gandhi sont ses héros. Jeune, il dévorait les livres d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon sur la question noire. Pour Barthélémy Toguo, «l’art n’est pas une réjouissance solitaire, mais un moyen d’émouvoir le plus grand nombre en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes», aime-t-il répéter en citant le discours prononcé par Camus, en 1957, lors de la réception de son Prix Nobel de littérature.

Une de ses premières œuvres, Transit(s) (1996), dénonce les discriminations subies par les personnes de couleur lors des passages des frontières, dans les aéroports et les gares. Il fabrique, pour l’occasion, de lourds tampons surdimensionnés sur lesquels il imprime des messages dénonçant les paradoxes d’une société qui favorise la circulation des marchandises tout en entravant celle des personnes. En 2001, à New York, pendant l’exposition Political Ecology, il lessive à grande eau, lors d’une performance, un drapeau américain pour dénoncer le refus par les Etats-Unis de signer les accords de Kyoto.

En 2013, il entame une série d’œuvres sur la mémoire orale de l’esclavage figurant, sous la forme de portraits, des descendants d’anciens esclaves, de façon à lire sur ces visages les stigmates de leur lointain et douloureux passé. Lorand Hegyi, ancien directeur général du Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, qui l’a exposé en 2013, loue «son engagement résolument éthique» et «la puissance dramatique, psychique et sensuelle de son œuvre».

«Réveillez-vous!»

Têtes de diable dessinées pour «montrer comment l’homme peut agir à l’égard de son prochain». Scènes de destruction ou de dévastation. Corps sanguinolents mutilés ou démembrés qui vomissent ou perdent leurs entrailles. Sa peinture, critique et subversive, traite sans pudeur de la dimension tragique de l’histoire, des drames de la vie, de la fragilité et de la vulnérabilité des hommes. «Sa fantasmagorie rappelle celle de Jérôme Bosch», pointe, de son côté, la commissaire d’expositions Katarine Welsh.

Hérissé et révolté par le vol et le pillage des objets d’arts premiers africains par les colonisateurs, explorateurs et missionnaires européens, il déplore, aujourd’hui, l’accaparement de l’art africain contemporain par les collectionneurs privés et musées européens et nord-américains. «Une des raisons de cette désertion réside dans la carence de la politique culturelle des pays d’Afrique», explique Toguo. «Réveillez-vous. Prenez votre destin en main et bougez-vous!, enjoint-il aux élites du continent et de la diaspora. Les Africains doivent se ressaisir et cesser d’être les collaborateurs d’un système mis en place au début des années 1960.»

Lui espère contribuer à amorcer une dynamique positive en mettant sur pied, à Bandjoun Station, un projet économique agricole visant à produire, sur place, sans pesticides ni intrants, du café, des fruits et des légumes qu’il commercialise en partie lui-même. Une façon pour lui de tenter d’inverser le cours des choses en apportant des solutions locales au grand désordre mondial, tout en critiquant le déséquilibre des échanges commerciaux entre pays riches et pays du Tiers monde. Vous avez dit pugnace?


Pour aller plus loin: «Wouri, Donga, Sanaga».

Bartélémy Toguo expose du 5 septembre au 5 octobre 2019 à la galerie Lelong & Cie une première série d’eaux-fortes imprimées en bleu qui comporte des exemplaires rehaussés à l’aquarelle.

Galerie Lelong & Cie. 13, rue de Téhéran, 75008 Paris