Corinne Vionnet ou l’art de faire parler les images
Exposition
Explorer et réutiliser les photographies issues du web, voilà la démarche artistique de l’artiste veveysanne Corinne Vionnet. A travers ses travaux, elle interroge l’image et son influence sur la mémoire collective

A trop photographier, le modèle en perdrait-il son sens? C’est la question que s’est posée Corinne Vionnet dans son spacieux atelier de Vevey. Déployées sur un pan de mur tel un drapeau, les vingt photographies de la série Total Flag répondent à cette interrogation philosophique. «Nous regardons le monde à travers nos écrans, si bien qu’ils occupent une place de plus en plus importante dans nos vies», remarque-t-elle.
C’est donc depuis ce support que l’artiste a pris en photo une image du drapeau américain trouvée sur internet. Cette photographie obtenue a, à son tour, été immortalisée. L’opération, alors répétée près d’une centaine de fois, permet d’obtenir ce résultat surprenant: «un abysse noir et profond». «Je voulais signifier, de façon physique, l’usure de l’image», explique-t-elle.
A l’instar de Joachim Schmid et de ses Airline Meals, une succession de photos de plateaux-repas servis dans les avions, l’autodidacte dénonce la détérioration voire la soustraction du sens due à la répétition. Mais en prenant comme modèle le drapeau des Etats-Unis, elle met aussi en avant l’affaiblissement du pays et du rêve américain. «Lorsque j’ai concrétisé ce projet, en 2016, les élections approchaient. J’ai dû être influencée par cette actualité.» Le message se veut politique, sans pour autant faire de cette Veveysanne une artiste engagée. «J’aurais certainement fait le même choix aujourd’hui. Il y avait en tout cas un sens à exploiter et qui correspondait à ce que je voulais transmettre.»
Lorsque la passion devient profession
C’est avec une certaine retenue que Corinne Vionnet aborde son parcours. Tout juste apprend-on qu’elle a poursuivi des études de technicien marketing avant de se rendre compte, au cours de stages, qu’elle ne s’entêterait pas dans cette voie. Une remise en question s’impose alors et conduit la Valaisanne d’origine à retrouver une passion autrefois considérée comme un loisir: la photographie.
Depuis ses 8 ans, âge auquel elle a obtenu son premier appareil, elle s’intéresse donc à l’image. «C’est quelque chose que j’ai développé naturellement et assez inconsciemment.» Née d’un père architecte, lui-même passionné par cet art pictural, elle n’hésite pas à capturer des souvenirs de vacances. L’une de ces photos de voyage, semblables à tant d’autres clichés touristiques, revient d’ailleurs dans ses recherches pour la série Photo Opportunities, terminée en 2015. «J’ai ici voulu reconstituer une sorte de mémoire collective. Nous prenons tous la même photo de la tour de Pise, de la tour Eiffel ou de Monument Valley alors que divers points de vue sont possibles. Finalement, on fait l’image d’une image.»
Cette fibre artistique qui lui vient de sa famille, Corinne Vionnet la partage également avec Laurent Pavy, son mari, scénographe. Ils se sont rencontrés il y a vingt-cinq ans de cela à Los Angeles et partagent aujourd’hui avec quatre autres amis graphistes et photographes les mêmes locaux pour leur atelier. «Nous n’avons jamais réellement travaillé ensemble, mais cela va venir. Nous envisageons de créer une installation, sûrement vidéo, sur l’exode de l’humanité», avance la Suissesse.
«Appropriation» ou «adoption»?
En superposant, dans Photo Opportunities, plusieurs dizaines de photos similaires, prises par diverses personnes et à des temporalités différentes, Corinne Vionnet obtient un résultat proche des tableaux impressionnistes. Depuis, elle est assimilée à cette technique de superposition qui, pourtant, ne reflète pas l’intégralité de son travail. «Total Flag s’inscrit dans la continuité de mes recherches pour Photo Opportunities. Mais d’un point de vue technique et esthétique, l’approche est complètement différente.»
Refusant le qualificatif de photographe, elle ne se réduit pas non plus aux étiquettes qu’on lui colle. Au style «appropriationniste», elle préfère le terme d’«adoption», employé par le photographe et plasticien espagnol Joan Fontcuberta. «L’appropriationnisme se traduit comme un vol des images d’autrui, tandis que l’adoption suggère un choix visant à transmettre un message», éclaire-t-elle.
D’ailleurs, lorsqu’on l’interroge sur la part de créativité dans son travail, Corinne Vionnet répond naturellement: «L’importance ne vient pas des photographies choisies, ou de la technique employée, mais plutôt du message à transmettre. L’image est d’ailleurs devenue un nouveau langage.» Entre passion et inquiétude, l’autodidacte questionne ce nouveau moyen de communication. «Internet est une ressource pour notre société, une véritable mine d’or aussi passionnante qu’inquiétante.» Elle propose une approche subjective et invite le public à fournir sa propre interprétation. D’ailleurs, dans son auto-publication de la série Total Flag, l’artiste a préféré éliminer tout texte explicatif. «Les commentaires nous enferment. Sans eux, nous sommes libres d’interpréter en fonction de notre sensibilité et de notre charge émotive.»
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«Total Flag», Corinne Vionnet, 19,5 x 27 cm, 48 pages, auto-publication.
«Moi. Ici Maintenant» («Me. Here Now»), Musée suisse de l’appareil photographique de Vevey, jusqu’au 26 août.