«Welcome». Sur l’écran, le message aux lettres stylisées tangue, se tord, oscille à l’infini. L’œil est captivé par cette étrange danse typographique, comme si les mots avaient pris quelques verres de trop. Demian Conrad nous indique alors un petit capteur au sol: c’est lui qui déforme la police au gré du mouvement de nos silhouettes. On a rarement vu un «bonjour» aussi remuant.

Oeuvre «responsive»

L’ingénieux dispositif est une reproduction, à taille réduite, du dernier projet du designer lausannois: une œuvre «responsive» qui accueille en ce moment même à Astana les visiteurs dans l’aile artistique de l’Expo 2017, grand salon international dédié aux énergies du futur.

Quelques minutes plus tôt, Demian Conrad découvrait l’installation finalisée via un appel vidéo de sa collègue Elena, envoyée au Kazakhstan pour l’occasion. Eclats de voix enthousiastes de celui qui est resté veiller sur Automatico Studio, la boîte de design graphique qu’il a fondée il y a de cela dix ans. Et ça tombe bien. Ce samedi, c’est Flon Art et les galeries du quartier ouvrent leurs portes aux curieux. En pantalon ocre à la mode, la barbe soigneusement taillée, le designer les guide dans l’espace lumineux, se prêtant au jeu des questions-réponses.

Mystérieux ronds dorés

Au mur, des affiches, productions maison. Voici les couleurs éclatantes d’Art Basel 2014, les formes géométriques du LUFF 2012 ou celles, plus fluides, de la saison 2015 de la Camerata. Un motif inspiré du mouvement des grains de sable en vibration. «J’ai voulu représenter la musique sans le cliché récurrent de la clé de sol, du violon ou de la partition», précise Demian Conrad.

«Le concept, c’est toujours l’homme qui l’imagine. La technologie nous assiste pour des tâches répétitives, rendant plus noble notre fonction de designer en tant que générateur de culture»

Le designer aime remuer les codes la communication culturelle, mais pas seulement. On lui doit aussi ces mystérieux ronds dorés, placardés dans toute la Suisse l’an dernier à l’occasion de la campagne pour le revenu de base inconditionnel. Symboles minimalistes mais porteurs de sens qui ont valu à Automatico Studio un prestigieux prix de design, l’Art Director Club, remis en mai à New York.

Questionner, intriguer, moderniser à coup de visuels innovants, c’est la recette de Demian Conrad. Qui affectionne particulièrement le parallèle culinaire. «Ici, on est en quelque sorte les chefs étoilés du design graphique: on concocte notre propre sauce, loin des plats classiques et des modes éphémères.»

Maison-bibliothèque

La cuisine, il l’aime à l’italienne. Un penchant pour le risotto au safran que Demian Conrad attribue, dans un sourire, à ses racines tessinoises. C’est près de Bellinzone que ce créatif a grandi, entouré d’artistes et d’un père éditeur dont les piles de livres envahissent la maison. «Il y en avait jusque sous les lits. C’était comme dormir dans une bibliothèque!»

Une aubaine pour cette tête curieuse, devenue végétarienne après avoir dévoré l’ouvrage d’un philosophe indien. Il gardera de cette période une certaine fascination pour le papier et le graphisme éditorial.

S’il hésite entre la biologie («le contact avec la complexité de la vie») et le skateboard, le Tessinois, après un stage en imprimerie, finira par suivre des études de communication visuelle. Avant de boucler ses valises pour Lausanne, en 2004, une ville dont Demian Conrad ne connaît alors que les rues en pente, paradis pour les amoureux des roulettes.

Assistant artificiel

Un terrain où le designer pourra surtout rouler sa bosse, développer sa patte et son réseau. Et expérimenter, encore et toujours, en jouant avec les nouveaux outils informatiques qui viennent révolutionner son métier. À commencer par les algorithmes.

«Ces images ont toutes été assemblées par l’intelligence artificielle de Google, selon des critères de couleurs et de formes», explique Demian Conrad en soulevant un épais livre de photos. Un sacré gain de temps pour trier parmi le Mega Data de photos disponibles sur Internet. Mais déléguer ce choix à la machine, n’est-ce pas vendre son âme de créateur? «Le concept, c’est toujours l’homme qui l’imagine. La technologie nous assiste pour des tâches répétitives, rendant plus noble notre fonction de designer en tant que générateur de culture.»

Révolution graphique

Loin de la craindre, Demian Conrad vit pleinement cette philosophie 2.0. Automatico Studio a d’ailleurs réalisé le catalogue de l’exposition Artists & Robots à Astana, une ode au tandem créateur-machine qui sera reprise l’an prochain au Grand Palais de Paris, avec Demian Conrad et son équipe à la barre. Convaincu que le graphisme éditorial doit vivre sa grande révolution technologique, le Tessinois creuse la question au sein du Center for Future Publishing, à Genève, un laboratoire d’expérimentation «rempli de machines 3D, de scanners et de petits robots».

Mais Demian Conrad est un garçon qui frétille. Quand il ne donne pas ses cours de design éditorial à la HEAD, il lit des bouquins d’architecture dans le silence esthétique du Rolex Center. Et se promène dans sa ville d’adoption, où il s’émerveille des beautés du quotidien. Comme d’un coucher de soleil depuis le parc de Milan. «J’en apprécie les couleurs, les tonalités de manière très profonde.»

Quatorze ans qu’il est ici. Demian Conrad se sent profondément lausannois. Ne lui restent que les «r» à l’italienne, et une grande interrogation: «Mais pourquoi les Vaudois mettent-ils de la crème dans leur café?»


Profil

1974 Naissance le 16 juillet à Locarno.


2007 Démarre le studio de graphisme Automatico Studio, basé à Lausanne.


2013 Premier prix aux European Design Award pour la marque DADADUM.


2014 Campagne d’affichage nationale pour la foire Art Basel.


2017 Lance le laboratoire sur les nouvelles technologies graphiques Center for Future Publishing à Genève.