Le château de Prangins a été bâti en 1723. Voltaire y a séjourné. Joseph Bonaparte l’a possédé. Propriété de la Confédération depuis 1975, le vénérable bâtiment est devenu en 1998 le siège romand du Musée national. L’histoire ne s’arrête pas là. Plutôt que s’alanguir dans la torpeur muséale, l’institution va de l’avant. Sous l’impulsion d’Helen Bieri Thomson, directrice du Château, le lieu présente des expositions temporaires, comme Impressions végétales l’an dernier et à présent BD! Voix de femmes.

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De juillet 2022 à janvier 2023, 12 dessinatrices ont été invitées à passer en binôme une semaine au château. Logées dans l’ancienne conciergerie, elles ont rencontré l’équipe du musée, ont accédé aux archives, déambulé dans le potager historique, le plus grand de Suisse, et exprimé à leur manière l’âme séculaire du château.

Bibliothécaire ou anthropologue, botaniste ou graphiste, Agathe Borin, Katharina Kreil, Cécile Koepfli, Anaïs Bloch, Anouck Fontaine, Maud Oïhénart, Maou, Beemo, Léandre Ackermann, Maeva Rubli, MarieMo et Vulpo Vulpo sont issues d’horizons divers et de parcours variés. Elles sont membres de La Bûche, un collectif informel qui publie depuis 2015 un fanzine, intitulé comme il se doit La Bûche, qui compte déjà 20 éditions, et qui, selon Fanny Vaucher, instigatrice de la publication, permet de fédérer des dessinatrices qui ne se connaissaient guère entre elles.

Récit diffracté

La dominante de ces œuvres issues des résidences d’artistes à Prangins renvoie à deux plantes tinctoriales croissant dans les jardins du château, la garance et l’indigo, qui entraient dans la fabrication des indiennes. Sur les murs d’une salle toute en longueur s’affichent les dessins délicats. Ils composent un récit impressionniste de la vie quotidienne des époques révolues et chahutent les codes de la BD classique. Certaines planches sont suspendues tels des fanions brodés dans une structure évoquant un lit à baldaquin, d’autres font exploser les cadres.

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Les résidences d’artistes se sont étendues sur sept mois, de juillet 2022 à janvier 2023. Fanny Vaucher observe que le cycle des saisons influe sur les œuvres, la fleur d’été croise la feuille d’automne, la grenouille nargue la neige. Certaines cases adoptent le format hexagonal des tomettes pour se souvenir des servantes qui les lustraient.

Soucieuses de «rendre visibles des parcours de vie et des destins féminins», les Bûcheuses, comme on les appelle, ont choisi comme fil rouge «les voies et les voix des femmes du château, toutes classes sociales confondues du XVIIIe siècle au XXIe siècle». Elles invoquent Matilda, la jeune Anglaise devenue baronne de Prangins, une nourrice ou Katharine McCormick, suffragette et philanthrope américaine ayant financé des recherches sur la pilule contraceptive et passé des diaphragmes en contrebande.

Oiseaux rigolos

Les travellings d’Anouck Fontaine et Maud Oïhénart proposent des impromptus domestiques, quand une poule échappée des cuisines ou un écureuil curieux jouent au retour du refoulé sur les parquets cirés. Adoptant une perspective curviligne, Katharina Kreil grave une image subjective du château où elle gambadait dans son enfance. Les miniatures de Vulpo Vulpo évoquent les fastes de l’aristocratie à travers des lapins et des coqs anthropomorphes. Beemo et Maou imaginent des saynètes du siècle des Lumières dans une approche animalière qui ne déparerait pas la série Donjon de Sfar et Trondheim…

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Le clou de l’exposition, c’est le Rouleau. Une bande de papier de dix mètres de long sur laquelle les douze Bûcheuses se sont succédé pour dessiner une sorte de «cadavre exquis géant» selon l’expression de Helen Bieri Thomson, voire une sorte d’imago mundi locale, dans laquelle on s’absorbe comme dans la contemplation d’un aquarium. Parmi les reflets indigo et garance de cette fresque sens dessus dessous évoluent celles et ceux qui hantent à jamais les lieux, les gentes dames et les beaux messieurs, les femmes de ménage et les jardiniers, des oiseaux rigolos, des fleurs délicates, un fer à repasser, des champignons, un lièvre, une chouette, une caravelle qui a des indiennes pour voiles, une population et des motifs à jamais vivants par la grâce de la mémoire et du dessin.

Il y a même une paroi sur laquelle les visiteurs sont invités à crayonner un petit Mickey. Ces graffitis participent modestement à l’histoire sans fin du château de Prangins.


«BD! Voix de femmes», Musée national suisse, Château de Prangins, jusqu’au 4 juin.