Quelles sont les étoiles qui les guident ou les marquent, les rencontres majeures, les personnalités qui les fascinent?Retrouvez les constellations de nos invités.

Souvenez-vous de votre enfance, de ses riches heures: vous les avez peut-être passées à lire et observer longuement chaque détail de ces magnifiques albums illustrés: Comment la souris reçoit une pierre sur la tête et découvrit le monde ou Histoires comme ça de Kipling, où rôdait le terrifiant crocodile. Etienne Delessert nous enchanta plus tard avec les histoires télévisuelles de Yok-Yok, puis nous tint en haleine avec l’aventure – inachevée – de Supersaxo, ce grand projet de film d’animation d’après Maurice Chappaz. Il y eut aussi d’innombrables dessins pour des campagnes d’affichage, des expositions, l’invention de nombreux magazines, des dessins pour la presse, suisse, française et américaine.

Ce vaste travail d’artiste graphiste, Etienne Delessert, qui vit depuis 1985 dans le Connecticut, – «ma vie est américaine maintenant» – travaille aujourd’hui à le valoriser et pas seulement pour son propre compte. Il est à l’origine de la fondation Les Maîtres de l’imaginaire dont le but est de mettre en lumière le travail de ses pairs, ces artistes que l’on qualifie parfois – à tort s’insurge-t-il – de «commerciaux», ces maîtres en images qui savent emmener petits et grands vers des royaumes inconnus tout en parlant du réel. Ils s’exposent en ce moment à Genève, au Musée d’art et d’histoire, sous le titre Les Maîtres de l’imaginaire. Pour l’heure, c’est un maître parmi les maîtres illustrateurs qui pointe, pour nous, quelques-unes de ses étoiles.

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Eglantine Delessert, ma vraie mère

«Je l’ai rencontrée quand j’avais deux ans et demi*. Elle avait beaucoup d’imagination. On dit qu’il faut lire des livres aux enfants. Eglantine allait beaucoup plus loin. Nous jouions des pièces de théâtre improvisées. On commençait ensemble et, à un moment donné, elle s’en allait et me laissait continuer seul. C’est un moyen d’expression que les psychologues, même un Piaget, n’ont pas exploré: cette idée extraordinaire d’improviser des scènes et des situations verbalement, pour des enfants même petits. En cela ma mère a été admirable. Elle l’est restée, notamment, face à mes – un peu trop nombreuses (rires) – affections en tant qu’adulte. Elle a accepté mes compagnes avec grandeur et acuité d’observation. Quand pour finir, en 1981, elle a rencontré Rita, ma femme, elle m’a dit que de toutes celles qu’elle avait rencontrées, c’était la plus intelligente. C’était vrai. Je lui ai consacré un livre qui s’appelle Un Verre (Ed. MeMo). Elle a énormément compté pour moi.

»Mon père était proche de moi, mais il se consacrait à sa paroisse. Pendant trente ou quarante ans, des gens m’ont arrêté dans la rue à Lausanne pour me demander si j’étais bien le fils du pasteur. Mon père me disait: «Je ne fais de prières que si on le demande.» Il s’occupait de l’âme des gens sans que ce soit nécessairement dans le cadre étroit d’une religion. Si je dessine assez bien les animaux, je le lui dois: lorsque nous pique-niquions dans les bois, l’été, il s’éloignait parfois et une souris ou une musaraigne venait manger dans sa main…»

Pierre Ansermoz, mon professeur de français

«C’était le plus ancien des professeurs du collège classique latin grec. Il enseignait le français. Très sévère, revêche, on l’appelait «Canasson». Pourtant, il a apprécié que je ne suive pas la norme. Il m’a encouragé, absolument, lorsque je n’ai tiré qu’un mot de l’intitulé d’une dissertation sur un sujet pourtant sérieux et que j’ai brodé autour à ma façon. Un peu abruptement, il a même lu cette dissertation, comme les suivantes, à haute voix à toute la classe. Grâce à lui, j’ai eu envie d’écrire.

»A ce moment-là, je ne dessinais pas. J’ai pris la décision de devenir dessinateur, comme on devient plombier ou avocat, au gymnase. Mon professeur de français d’alors, André Guex, était spécialiste de non-fiction; il écrivait, par exemple, des portraits de pilotes de glaciers… Je l’ai détesté et nous avons failli en venir aux mains.

»Des années plus tard, il a fait un livre avec Bertil Galland, j’ai fait son portrait, nous nous sommes réconciliés. Mais c’est un peu à cause de lui que j’ai dessiné. Car la littérature, si elle devait être documentaire, ne m’intéressait pas. Ce qui m’intéresse, ce sont les allégories, les fables qui transforment les idées pour les rendre vivantes à notre époque. D’une certaine façon, j’écris des dessins et je peins des idées. J’ai donc commencé à dessiner après le bac. Au lieu d’aller à l’université, j’ai choisi de rejoindre un très bon studio graphique à Pully, où j’ai passé trois ans très heureux.»

Bertil Galland

«Marcel Regamey que je connaissais depuis mon jeune âge m’a invité un samedi à Epalinges: «J’aimerais vous présenter quelqu’un qui sera un jour un très grand éditeur.» Chez lui, sous la tonnelle, j’ai rencontré Bertil Galland. Parallèlement au studio graphique où je travaillais, j’ai commencé, à 19 ans, avec Galland, les Editions Cahiers de la Renaissance vaudoise dont j’ai créé le graphisme et assuré la direction artistique. C’est là où j’ai fait des dessins, qui maintenant m’ébouriffent: mes premiers vrais dessins, décidés, presque abstraits, mais psychologiquement justes. J’ai vécu, grâce à Galland, un élan vers la création!»

»Bertil Galland est un homme exceptionnel, un très grand Suisse. Quand on pense à l’Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud, quel pari génial! Les Vaudois ont adoré ces gros volumes en couleur, chers, mais qui se sont écoulés en moyenne à 30 000 exemplaires, chiffre extraordinaire pour la Suisse. Modèle de culture et de mémoire, connaisseur de la littérature et de la poésie du monde entier, Bertil Galland a su éveiller en Suisse romande des talents d’écrivains qui avant lui – y compris Ramuz – pensaient qu’il fallait aller à Paris pour être publié. Il a accompagné Nicolas Bouvier, Jacques Chessex et surtout Maurice Chappaz, qui pour moi est un des plus grands écrivains qui soit.»

Le dessinateur Saul Steinberg

«Il est facile de bien dessiner ou de bien peindre, mais très difficile d’avoir de bonnes idées, c’est-à-dire de comprendre l’époque et de l’interpréter par des dessins. Saul Steinberg le faisait admirablement. Il est pour moi le père de beaucoup d’artistes que j’aime comme Topor, Tardi ou André François. C’était un interprète de l’époque. J’ai presque réussi à monter une grande exposition sur lui aux Etats-Unis. Saul Steinberg était un peintre des villes. Il a montré des villes, petites et grandes, comme personne. Même si elles sont peuplées de ses personnages bizarres, quand on regarde la manière dont il montre les bâtiments, les villages, les choses très laides qu’il y a aux Etats-Unis, comme les choses très belles, il n’a pas d’équivalent.

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»J’avais imaginé une exposition sur ce thème. Nous avions même de l’argent du gouvernement américain, mais après un an de travail, à cause d’un contrat non signé avec le musée qui devait l’accueillir, tout a été annulé. J’en parle parce que c’est en lien avec la fondation: j’ai toujours été prêt à passer beaucoup de temps pour mettre en lumière cette catégorie d’artistes qui ne sont pas inclus dans les beaux-arts, mais qui s’expriment de façon très adéquate avec notre temps.»

Rita Marshall, mon épouse

»Il est difficile de parler de quelqu’un avec qui on a vécu quarante ans. Rita est probablement la graphiste, la typographe, la directrice artistique la plus complète dans l’édition du livre illustré aux Etats-Unis. Elle a été d’un appui professionnel certain pour mes livres, y apportant leur touche finale typographique, m’aidant pour les couvertures. Depuis quarante ans, nous avons pris des risques ensemble, nous avons publié des livres ensemble, élevé un fils, Adrien, qui je crois est très bien. Rita est d’une modestie absolue. Elle répète toujours que c’est le travail qui compte, rien d’autre.

»Ces derniers mois ont été pour moi une épreuve. J’ai vécu une attaque qui m’a paralysé. Un jour vous êtes normal, le lendemain vous dépendez des autres pour chaque petite miette de votre existence. C’est une expérience incroyable. J’ai eu la chance de garder l’esprit clair, de pouvoir parler, même lentement. Maintenant, je peux marcher avec une canne. Rita a été admirable dans sa manière de s’occuper de moi, alors qu’elle a un travail fou. Elle a gardé son calme, sa douceur et m’a entouré de manière affectueuse et intelligente.»


* Etienne Delessert n’a pas connu sa mère biologique, décédée prématurément.

«Les Maîtres de l’imaginaire», exposition au Musée d’art et d’histoire, Genève. Jusqu’au 29 janvier 2023.


Parcours

Né le 4 janvier 1941 à Lausanne, Etienne Delessert travaille comme illustrateur et graphiste dans la publicité et dans l’édition de 1959 à 1974, en Suisse, à Paris et à New York. Il publie son premier livre, Sans fin la fête, en 1967 et fonde, en 1973, la société de dessins animés Carabosse. Dès 1985, il part vivre aux Etats-Unis, à Lakeville dans le Connecticut. Ses livres sont traduits dans le monde entier. Il a collaboré avec de très nombreux médias et éditeurs, dont le New Yorker et Gallimard. Il a reçu deux fois le Prix graphique à la Foire du livre de jeunesse de Bologne en 1981 et 1989. En 2015, il publie L’Ours bleu, ses mémoires chez Slatkine.