Le 14 juin 2019 a eu lieu la grève des femmes en Suisse. Un an plus tard, nous en parcourons les effets dans une série d’articles.

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Fin 2019, le Musée d’art de Baltimore a fait une déclaration qui a marqué les esprits: il s’est engagé à acquérir en 2020 exclusivement des œuvres d’artistes femmes. Son directeur, Christopher Bedford, a même annoncé avoir procédé à la vente de certaines pièces prestigieuses de la collection, notamment de Rauschenberg et de Warhol, pour augmenter son budget d’achat de près d’un million et demi de dollars, et se donner ainsi les moyens de corriger au maximum les disparités au sein d’une collection qui ne compte que 4% de femmes.

Crime de «lèse-masculinité» pour certains, opération progressiste mais insuffisante pour d’autres, cette politique volontariste doit en tout cas être resituée dans un débat au long cours sur la place occupée par les femmes dans le monde de l’art. Lancé dès les années 1970 par les premières artistes mais aussi historiennes de l’art et critiques féministes comme Linda Nochlin ou Lucy Lippard, il s’est plus récemment cristallisé sur la visibilité des femmes artistes et le problème des quotas.

Manque de données

A mesure que les nouvelles formes du féminisme gagnaient en audience, la prise de conscience des inégalités systémiques – pas seulement de genre – semble avoir progressé dans le monde de l’art. Mais les études les plus récentes montrent que la règle demeure la sous-représentation des femmes dans les expositions temporaires et les collections publiques. Ce phénomène est mondial et il est observable en Suisse. Une grande étude menée par la RTS et Swissinfo révélait en juin 2019 que, loin des discours triomphaux sur l’égalité retrouvée, seulement 26% des artistes exposés dans les musées suisses entre 2008 et 2018 étaient des femmes. Elles continuent par ailleurs d’y être sous-représentées par les galeries et peu présentes en maisons de ventes.

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Ces données et statistiques pointent par ailleurs vers un autre problème, la limitation du spectre de recherche à la situation des seules femmes artistes. Pourtant, apprendre des luttes féministes, c’est aussi s’efforcer de transposer la logique inclusive qu’elles prônent. Dans cette perspective, ne faut-il pas comprendre le monde de l’art comme un écosystème complexe, un ensemble de petits mondes qui ne se réduit aucunement à une liste de noms féminins ou masculins sur des cartons d’exposition? Quelle est la place des femmes dans les écoles d’art? dans les réseaux de collectionneurs, de commissaires indépendants? Y a-t-il beaucoup de femmes galeristes? Comment les équipes techniques, scientifiques, de communication et de direction des musées et des institutions sont-elles constituées?

Malheureusement, pour ce qui est de la Suisse, les données manquent encore cruellement. Une ambitieuse enquête sur la question de l’égalité des chances dans le secteur culturel, menée conjointement par Pro Helvetia et l’Université de Bâle, est en préparation. A l’automne 2019 a été lancée une étude préliminaire portant sur les rapports de genre dans le secteur. Ses conclusions devraient être rendues en début d’année prochaine.

Domination institutionnelle

En attendant ces résultats, on peut néanmoins identifier certaine tendances. Soulignons d’abord que les femmes sont très présentes au sein des équipes, mais aussi à la tête des institutions artistiques suisses. Ces dernières années, le paysage institutionnel a été bouleversé par des nominations de femmes jeunes, encore impensables dans le passé. En 2013, Céline Eidenbenz prend la tête du Musée d’art du Valais. Un an plus tard, c’est Tatyana Franck qui arrive à la direction de l’Elysée à tout juste 30 ans. En 2017, Nadine Wietlisbach, 35 ans, devient directrice du Fotomuseum Winterthur.

Cette domination féminine est particulièrement appuyée en Suisse romande. Nathalie Chaix, qui dirige le Musée Jenisch de Vevey depuis 2019, décrit ainsi avec enthousiasme la collégialité qui règne parmi ces jeunes directrices, ce que confirme Tatyana Franck lorsqu’elle évoque «une solidarité, un vrai partage, un échange».


Deux portraits:


Mais cela a-t-il transformé la donne en matière de parité? La peintre Caroline Bachmann, dont le travail est exposé jusqu’à la fin août au Kunsthaus de Glaris, ne cède pas au triomphalisme: «Pourquoi y a-t-il encore si peu de femmes exposées alors que les institutions sont dirigées depuis plus de dix ans par des femmes?» En guise d’hypothèse, elle évoque la «validation indirecte» que recherchent peut-être encore les directrices en exposant… des hommes. «Les très grandes institutions, pas seulement en Suisse d’ailleurs, sont encore dirigées majoritairement par des hommes», rappelle également Nathalie Herschdorfer, à la tête du Musée des beaux-arts du Locle depuis 2013.

Celle qui a proposé en 2019 une programmation «militante» exclusivement féminine, inspirée par ses recherches d’historienne de l’art et par ses convictions, reconnaît qu’il s’agissait aussi d’une forme de mea culpa, après dix années de collaborations en majorité masculines. Elle évoque aussi un phénomène peu mis en avant: elle est plus souvent sollicitée par les hommes artistes et s’efforce donc de faire preuve de volontarisme pour porter aux femmes une attention égale. «Il y a une facilité à partir dans une programmation masculine», analyse-t-elle.

Parcours oubliés

Sans essentialiser un mode de travail qui serait féminin, on peut néanmoins remarquer une continuité entre cette nouvelle structuration institutionnelle et une évolution de la conception de la mission des institutions muséales et, partant, des contenus programmés. La redécouverte de figures féminines négligées par l’histoire se croise souvent avec celle d’artistes marginaux, régionaux et/ou racisés. «C’est un devoir de remettre en lumière les parcours oubliés, et d’être attentif à cette question de parité. Derrière les grands noms de la photographie, il y a d’ailleurs souvent des femmes», affirme ainsi Tatyana Franck, qui travaille sur d’importantes expositions monographiques de Sabine Weiss, Ella Maillart et Suzy Pillet.

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Nathalie Chaix insiste, de même, sur l’importance «de remettre dans la lumière des artistes qui, pour une partie à cause de leur sexe, n’ont pas pu l’être». Pour ses premières expositions en tant que directrice, elle a choisi Marguerite Burnat-Provins et Monique Jacot, «deux femmes avec un parcours singulier». Pour ce qui est de l’actualité immédiate, on peut également citer l’exposition consacrée à Marion Baruch à Lucerne, ou celle de Céline Manz à Langenthal, inspirée par la réception contemporaine des femmes artistes célèbres comme Sophie Taeuber-Arp ou Meret Oppenheim.

Du côté des institutions indépendantes, la commissaire Roxane Bovet – dont le mandat à la tête de l’espace Forde à Genève, qu’elle assure avec l’artiste Yoan Mudry, va bientôt s’achever – considère que sa mission doit se tourner vers l’histoire non pas passée, mais à venir: «Mon travail n’est pas de ressortir des artistes méconnus, mais d’éviter que cela ne se reproduise.» Il est certain que les institutions ne pourront pas continuer éternellement à exploiter le filon de ce que Caroline Bachmann appelle des «figures de l’ombre», ces femmes tirées pour l’occasion des oubliettes, mais qui, l’histoire étant ce qu’elle est, ne sont en fait pas si nombreuses. Leur mission doit consister désormais à éviter la reproduction des inégalités.