S’intéresser à l’art brut, cet art «spontané et fortement inventif» créé par «des personnes obscures, étrangères aux milieux artistiques professionnels», selon la définition de Jean Dubuffet, son inventeur, était considéré comme ringard dans les années 1980. La donne s’est inversée progressivement au cours des deux décennies suivantes. Et un nouveau palier a été atteint autour de 2010-2013, années pivots à partir desquelles le processus de reconnaissance s’est encore accéléré.

En 2018, aimer l’art brut est devenu tendance. Tous les clignotants sont, aujourd’hui, au vert: création de nouveaux musées spécialisés, multiplication des expositions, entrées dans de grands musées d’art moderne et contemporain, progression de la fréquentation des espaces qui lui sont dédiés, envolée des prix sur le marché de l’art.

Brèche vénitienne

En 2010, l’ouverture, au sein du LaM – Musée d’art moderne et contemporain à Villeneuve-d’Ascq, en France, d’une aile entièrement dédiée à l’art brut a conféré, dans les pays francophones, un statut officiel à cette forme de création longtemps décriée. Un nouveau seuil, international celui-ci, a été franchi lors de l’édition 2013 de la Biennale de Venise, concoctée par le jeune critique Massimiliano Gioni, qui a ouvert ses portes aux créations brutes et outsiders, placées ainsi sur un pied d’égalité avec l’art contemporain. Celle-ci a contribué à estomper la réticence des professionnels de l’art contemporain, et à légitimer cette forme d’art. «Elle a eu un impact semblable à celui de l’exposition Les magiciens de la terre au Centre Pompidou, qui avait fait connaître, en 1989, les créations d’Asie, d’Extrême-Orient, d’Afrique, d’Amérique latine et du Pacifique, mettant ainsi en lumière ces arts non occidentaux», souligne Savine Faupin, conservatrice en chef en charge de l’art brut au LaM.

Riche actualité

Depuis, plusieurs musées spécialisés ont ouvert leurs portes en Europe: le Musée Visionnaire à Zurich (2013), la collection d’art brut Treger-Saint Silvestre au sein de l’Oliva Creative Factory, à Sao Joao de Madeira, près de Porto (2014), l’Outsider Art Museum à Amsterdam, au cœur de l’Hermitage, et l’Atelier Musée, arts singulier, brut et autres à Montpellier, tous deux en 2016.

Les expositions thématiques se sont en outre multipliées dans les institutions, comme en témoigne la riche actualité de cet automne: Les artistes femmes outsiders au Visionnaire, Temps forts et découvertes des trente dernières années au Lagerhaus à Saint-Gall, un musée dédié à l’art brut et outsider et à l’art naïf suisse, Art brut japonais à la Halle Saint-Pierre à Paris, puis à la Collection de l’art brut de Lausanne à partir du 30 novembre. De plus en plus de musées d’art moderne et contemporain ont intégré des œuvres d’art brut dans leurs collections, tels le MoMA de New York, la Tate Moderne de Londres, le Musée d’art moderne de la ville de Paris, le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne ou encore le Kunsthaus d’Aarau.

Le Musée d’art moderne communal d’Ascona vient de montrer, lui, une exposition intitulée Art brut Swiss made, concoctée par la Collection de l’art brut. Celle-ci mettait l’accent sur les créations marginales et dissidentes qui ont vu le jour en Suisse du début du XXe siècle à aujourd’hui. Elle sera visible au Kunsthaus d’Aarau à partir du 26 janvier 2019.

Malaise culturel

Même effervescence dans le monde de l’édition où les publications se multiplient. Citadelle & Mazenod, réputée pour ses monographies associant exigence éditoriale, rigueur scientifique et qualité d’exécution, vient de publier une somme de plus de 500 pages consacrée à «l’art des fous». Sur le marché de l’art, les cotes décollent depuis le début des années 2000 pour atteindre aujourd’hui de nouveaux paliers. Les collectionneurs, à l’image des Suisses Karin et Gerhard Dammann et Max et Korine Ammann, se sont faits plus nombreux.

Comment expliquer cet engouement pour l’art brut? Michel Thévoz, historien de l’art et initiateur de la Collection de l’art brut, évoque un «malaise dans la culture artistique», l’exténuation d’un système figuratif issu de la Renaissance, parvenu à l’épuisement de ses potentialités. «Ce système s’est ressourcé sur ses marges, d’abord dans un ailleurs exotique, du côté de l’Espagne, de l’Extrême-Orient, puis en Afrique et en Océanie, et enfin dans les étrangetés de l’intérieur, celles des enfants, des malades mentaux, des spirites, des marginaux», écrit-il dans l’introduction de l’ouvrage L’art brut publié par Citadelle & Mazenod.

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Outre-Atlantique, Valérie Rousseau, conservatrice à l’American Folk Art Museum, à New York, analyse l’intérêt croissant pour cet art comme l’aboutissement du travail de défrichage, entrepris depuis les années 1970 par des historiens de l’art brut, dont Roger Cardinal et Michel Thévoz, et des anthropologues comme Daniel Favre. Elle l’explique aussi par un appel à la diversité et à l’équité de plus en plus prégnant au sein des musées américains.

Le collectionneur Bruno Decharme dit de son côté s’intéresser à l’art brut parce que ce territoire regroupe des artistes dont les productions vont bien au-delà des définitions de l’art dans son acception occidentale. «Beaucoup sont des visionnaires, souvent des mystiques, proches parfois des inspirations chamaniques. Ils mettent à mal nos catégories et, chacun à leur façon, nous proposent une autre façon de penser qui nous oblige à déplacer notre rapport au monde», insiste le fondateur de la collection abcd, forte de plus 3500 œuvres et sise à Montreuil, aux portes de Paris.

Intimité et intériorité

«On a l’impression que tout a été fait et que l’art ne sait plus comment se renouveler, analyse de son côté Sarah Lombardi. On observe une course à la monumentalité et au spectaculaire, dont témoignent notamment les œuvres de Jeff Koons et celles, mégalomanes et titanesques, de Damien Hirst, comme Trésors de l’épave de l’Incroyable, montrée à la Fondation Pinault lors de la Biennale de Venise 2017.» La directrice de la collection lausannoise dit trouver au contraire, dans le champ de l’art brut, des œuvres, souvent de petite dimension, qui touchent à l’intime et à l’intériorité «et qui sont, malgré tout, d’une force incroyable».

Même analyse chez Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre, qui brocarde les dérives d’une forme d’art contemporain «de plus en plus liée au marché qui dicte tout», qui empêchent, selon elle, l’émergence de nouvelles formes de création et l’expression du pluralisme. «L’art brut remplit un espace qui a été complètement délaissé par la modernité, poursuit la directrice de ce temple parisien de l’art brut et outsider. Nous avons tout sacrifié au matériel, laissant de côté les dimensions poétiques et imaginaires. L’art brut nous révèle ce à quoi nous avons renoncé pour devenir des êtres rationnels et policés. Notre part d’animalité notamment qui a été complètement refoulée. Ces artistes qui ont fait l’effort, grâce à la création, de rassembler comme dans un mandala ce qui en eux était éclaté, nous montrent que l’humanité n’est pas à l’extérieur de soi mais en soi.»


A voir

En Suisse

«Acquisitions 2012-2018», Collection de l’art brut, Lausanne, jusqu’au 2 décembre.

«Woman Outsider», Musée Visionnaire, Zurich, jusqu’au 22 décembre.

«Blackstage – Temps forts et découvertes des trente dernières années», Lagerhaus, Saint-Gall, jusqu’au 13 janvier 2019.

En France

«Art brut japonais II», Halle Saint-Pierre, Paris, jusqu’au 10 mars 2019.

«Danser brut», LaM, Villeneuve-d’Ascq, jusqu’au 6 janvier 2019.

A lire

«L’art brut», sous la direction de Martine Lusardy, Citadelle & Mazenod, 576 pages.