Franz Gertsch ou l’exposition du temps même
Exposition
AbonnéLa Galerie Skopia à Genève expose le peintre bernois, disparu en décembre: une dizaine de gravures impressionnantes, dont les toutes dernières qu’il a réalisées en 2021

Il faut se tenir, debout, tranquille face aux immenses estampes de Franz Gertsch pour en percevoir la force et la profondeur. Devant les tirages d’une couleur seule de Sommer I (2016-2017), de Dominique (1988) de Meer (2020-2021), un sentiment à la fois calme et puissant vous saisit, lié au temps, à l’attention, au savoir-faire, aux inventions formelles que l’artiste a déployés pour qu’on puisse un jour se retrouver là, à la Galerie Skopia, en train d’éprouver l’étonnante présence de ces œuvres qui vous invitent, à votre tour, à vous sentir pleinement présent devant elles.
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Franz Gertsch est décédé en décembre dernier à l’âge de 92 ans. D’innombrables reproductions de son travail ont été diffusées sur les écrans et dans les pages des journaux pour saluer la disparition de ce grand artiste suisse, des grandes peintures d’allure hyperréaliste façon pop qui lui ont valu sa notoriété au début des années 1970 à ses gravures sur bois aux sujets presque invariablement féminins – botaniques ou paysagers – sur lesquelles il a travaillé dès le milieu des années 1980 et jusqu’à la fin de sa vie.
Une photo
C’est une chose que de voir reproduit l’art de Franz Gertsch et une tout autre que de le ressentir physiquement grâce à la dizaine de xylographies du maître disparu qu’expose, jusqu’au 29 avril dans le quartier des Bains, le galeriste Pierre-Henri Jaccaud. Si, à l’origine de chacune de ces monumentales gravures sur bois, tirées à la main sur un papier japon fabriqué artisanalement, se trouve une photo, le travail de Franz Gertsch semble vouloir étirer démesurément le temps de l’instantané d’origine.
L’artiste projette, pour en tracer l’esquisse, une photo agrandie sur le bois. Il recrée ensuite l’image, en évidant point par point son grand support de bois. «C’est un paradoxe total, commente Pierre-Henri Jaccaud. Il lui faut une fraction de seconde pour prendre la photo, puis il va mettre six mois à une année à en restituer l’image. En prenant ce temps-là, il nous révèle quelque chose.» Et de rappeler que Franz Gertsch œuvrait avec le même soin pointilleux – au sens propre – lorsqu’il peignait ses amis artistes, prenant acte, dans la peinture comme dans la gravure, de la trame des photographies imprimées ou anticipant, comme le suggère le galeriste, l’omniprésence à venir du pixel.
Ce qui est
Pierre-Henri Jaccaud a commencé à montrer le travail de Franz Gertsch au début des années 2000. Il se souvient d’un échange entre ce dernier et Thomas Huber, un autre artiste lié à Skopia, qui lui demandait quelle était, pour lui, la différence entre photo et peinture: «La photo, c’est ce qui a été, la peinture, c’est ce qui est», aurait dit Franz Gertsch.
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Voilà qui rend d’autant plus émouvantes trois gravures, chacune de couleur différente, intitulées Saintes-Maries-de-la-Mer de 2013. Au départ, il y eut une photo de petites filles, jouant en bord de mer; puis un tableau nommé Saintes-Maries-de-la-Mer II, peint en 1972, vendu et… accidentellement brûlé par son propriétaire. «Franz Gertsch a alors décidé d’en faire une gravure, raconte le galeriste. Il y a là un sentiment, une histoire, un retour sur son propre travail.»
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Transcender le temps ou du moins le traverser, c’est ce à quoi invitent les gravures de Franz Gertsch. Un effet décuplé par le fait que ces grandes épreuves déclinent parfois un même motif dans une couleur différente. Ainsi Meer apparaît dans la clarté d’un gris de petit matin mais aussi dans un rouge, puis un noir aux accents dramatiques. Le long et minutieux travail à partir de l’instantané d’origine restitue ainsi plusieurs moments du présent.
«Franz Gertsch», Galerie Skopia, rue des Vieux-Grenadiers 9, Genève, jusqu’au 29 avril.
Le Musée Franz Gertsch à Berthoud (BE) propose également «Franz Gertsch, Colours proofs», des gravures à voir jusqu’au 18 juin.