Musique
L’accordéoniste français et le contrebassiste américain profitent de retrouvailles impromptues pour se réinventer

«An Evening With Ron Carter & Richard Galliano»: sous des airs de non-événement, comme on parlerait d’une soirée entre potes égarée dans la trivialité du quotidien, un disque qui détonne instantanément dans la production actuelle. Parce qu’il nous plonge une heure durant dans un océan de nostalgie, mais de cette nostalgie stimulante, sans complaisance passéiste, dont est tissée la modernité.
Nous reviennent à l’oreille ces rencontres jadis provoquées par le producteur Francis Dreyfus entre grandes figures de la scène française ou franco-américaine, disparates par leur parcours mais secrètement liées par des correspondances qu’il avait l’art de faire apparaître dès les premières notes: entre Michel Petrucciani et Stéphane Grappelli, Charlie Haden et Christian Escoudé, ou entre Richard Galliano et Michel Portal, ou Galliano encore et Eddy Louiss, l’accord s’est avéré parfait.
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Comment distinguer une rencontre réussie de toutes celles, anecdotiques et tellement plus nombreuses, où l’ennui du déjà entendu conduit tout droit à la somnolence? Probablement par la somme des automatismes que chacun des deux partenaires s’interdit. En cela ces retrouvailles entre Galliano et Carter, encore plus que leur premier rendez-vous d’il y a vingt-sept ans (une idée, on vous le donne en mille, de Dreyfus), confinent au chef-d’œuvre. Chacun, ici, se laisse bousculer par l’autre, et par «bousculer» il faut entendre «magnifier».
Mise en confiance
Dès l’espiègle et gentiment sautillant «Einbahnstrasse» qui ouvre la soirée, il est clair que Galliano cherche à titiller, amuser, mettre en confiance son compagnon de hasard bien plus qu’à l’estomaquer. Ce faisant, il apporte la meilleure réponse possible à ceux qui, déjà, voudraient le déboulonner. Face à une génération montante d’accordéonistes français qui se signalent par leur excellence et leur soif d’innovation (nommons Lionel Suarez, Didier Ithursarry et bien sûr Vincent Peirani), le Galliano-étalon choisit de se recentrer sur ses fondamentaux, plutôt que de se fourvoyer dans une course-panique vers une surenchère de virtuosité dont il semble mesurer la vanité.
On formule en tout cas l’hypothèse, à vérifier plus tard, que cet accès de décantation n’est pas que circonstanciel, retenue obligée dans un duo accordéon-contrebasse au volume sonore inégal, ou simple marque de politesse envers un aîné prestigieux. Lequel ne s’y trompe pas une seconde lorsqu’il définit Galliano, dans une de ces déclarations lapidaires dont il a le secret, comme un «parieur qui défie son partenaire» par ses «changements harmoniques et rythmiques». Une posture à la fois respectueuse et déstabilisatrice dont le contrebassiste tire le plus grand profit.
Dialogue ludique
Il faudrait d’ailleurs obliger Ron Carter à multiplier les duos, tant la formule le fait apparaître dans toute sa vérité. Quand l’enregistrement, comme ici, lui rend justice, on aboutit à une sorte de radioscopie idéale. S’y déploie cet équilibre singulier entre un goût du «slap» à la Milt Hinton, sans le côté archaïsant, et une fascination pour le trait cinglant à la Stanley Clarke-Jaco Pastorius, sans la pyrotechnie parfois un peu débridée.
Entre le dandy déambulant, l’œil mi-gourmand mi-amusé, au milieu des styles et des écoles, et le décloisonneur au grand cœur qui vous ferait presque croire que la valse («Waltz For Nicky», découpée au scalpel) ou le tango nuevo (poignant «Tango pour Claude») sont les véhicules privilégiés du jazz, le dialogue prend une tournure ludique et, oui, contemplative, qui repeint le jazz aux couleurs de l’enfance.
Ron Carter & Richard Galliano, «An Evening With Ron Carter & Richard Galliano» (In + Out Records/Musikvertrieb)