Dans une arrière-cour de la rue des Grottes, un jeune Noir, assis sur un muret, observe la vitrine devant lui. L’attitude nonchalante, le regard vif, Peintre Obou est un artiste ivoirien, ambassadeur moderne du masque Dan. Passé la porte de la galerie Filafriques, ses personnages aux couleurs vives, aux looks urbains dont tous les visages sont dissimulés derrière des masques traditionnels, créent l’étrangeté. La salle est petite et communique avec la boutique WaxUp Africa.

«Avec ces masques, j’essaie d’établir un jeu de questionnement, explique Peintre Obou. Les masques sont utilisés au cours de cérémonies. Et quand j’expose dans une galerie, c’est comme une cérémonie, mais au XXe siècle et en Europe. Le masque, c’était notre croyance et je la revendique.» Artiste de son temps, l’Ivoirien a réalisé des grandes fresques murales dans le quartier populaire d’Abobo, à Abidjan, et affublé Beyoncé et Jay-Z de son accessoire fétiche dans l’une de ses œuvres, réalisée à partir d’une photo vue sur Instagram. Sous le nom d’Obou Gbais, il est aussi un rappeur – masqué dans ses clips, cela va sans dire.

Vision dynamique et urbaine

Utiliser le masque comme emblème n’a rien d’innocent. Bien que diabolisés par les colons, ceux-ci n’ont cessé de les collectionner tout comme la statuaire traditionnelle. «Mon travail interroge aussi les questions de décolonisation, de restitution de ces objets dont beaucoup figurent dans les grands musées européens», confirme Peintre Obou. Archétype de la culture africaine, le masque renvoie inconsciemment à un art folklorique, d’origine rurale. Le développement fulgurant de l’art contemporain africain sur le marché international donne par contre une vision dynamique, urbaine et novatrice, de la création artistique du continent. Comme beaucoup de ses confrères, l’artiste joue sur ce contraste.

Juste avant ou juste après le confinement, Genève a vu fleurir pas moins de cinq galeries d’art contemporain africain, tandis que Lausanne en accueillait une. Collectionneurs ou amoureux de ces nouvelles expressions artistiques, tous ces galeristes sont animés par l‘envie de partager leur passion. Pour Carine Biley, qui a ouvert la galerie Filafriques en mars dernier et vient de s’associer à son frère Joseph-Olivier pour la développer, «on assiste actuellement à une libération des artistes africains. Par libération, je veux dire qu’ils se coupent des influences occidentales pour s’exprimer librement à partir de ce qu’ils ont à portée de main.»

Paysages intellectuels

L’intérêt pour certains de ces artistes ne date bien sûr pas d’hier. Le sculpteur ghanéen El Anatsui ou le peintre malien Abdoulaye Konaté – pour n’en citer que deux – figurent depuis longtemps dans les catalogues des collectionneurs. Mais le raz-de-marée actuel est d’un autre ordre: l’augmentation du nombre de nouveaux artistes africains cotés semble suivre une croissance exponentielle, encore accentuée par l’effet de la pandémie. «Depuis deux-trois ans, les prix de beaucoup de jeunes artistes ont doublé, triplé voire ont été multipliés par dix», explique Cedrik Pages, qui a ouvert en juin 2021 avec son associé Benjamin Noël Vanderberghe la galerie Bloom, au cœur du Vieux Genève.

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On peut actuellement y voir une exposition collective d’artistes sud-africains et internationaux, avec une large majorité de femmes, intitulée Inner Landscape. Chacun et chacune a choisi un matériau particulier pour dépeindre «les paysages intellectuels et les écosystèmes distinctifs de l’Afrique du Sud».

Concept store et antenne dakaroise

A la Galerie Brühlart, on expose aussi des femmes artistes afin de créer «des ponts entre les cultures». Et aussi parce que «choisir d’être une artiste quand on est une femme, et plus particulièrement en Afrique, est un choix de vie qui implique de se battre au quotidien et de renoncer à certaines choses», explique Mona Brühlart, dont l’espace épuré présente pour quelques jours encore les drôles de mandalas de Prina Shah, une Kényane née de parents indiens.

En face, au 24 de la rue des Vollandes, les deux cogérantes de la galerie Ilab, la Camerounaise Véronique N’Daw Dunoyer et la Nigériane Besigin Towne-Gold, nous reçoivent dans leur salon aux meubles design chatoyants. Leur credo? «Montrer une Afrique différente, montrer l’effervescence de villes comme Abidjan, Dakar…» Pour ce faire, elles ont conçu leur espace comme un lieu de vie autant que d’exposition avec mobilier, céramique, bijoux. Elles accueillent régulièrement ateliers et événements dont la remise du Prix Kourouma lors du Salon du livre africain de 2021. Au mur, les personnages sans visage de Moustapha Baïdi Oumarou, l’artiste qu’elles présentent en ce début d’été, évoquent avec douceur la perte d’identité, la quête d’une reconnaissance, une vision plus humaine du monde. Un art qui semble «à la maison» dans l’écrin bienveillant qu’ont créé les deux amies et associées.

A Carouge, à la Galerie Les Arts du Soleil, Madina Ba fonctionne au coup de cœur. L’an dernier, elle a ouvert un espace à Dakar, réalisant que la bourgeoise africaine devient acheteuse d’art contemporain «revendiquant sa culture et cherchant à soutenir ses artistes».

Et l’Afrique créa l’art

Difficile de cerner ce qui a permis cette réappropriation culturelle. Sans doute, comme souvent, une histoire d’allers et retours. Riches de leurs fortes traditions, les arts dits «nègres» furent une source d’inspiration pour beaucoup de courants de peinture européens du XXe siècle: fauvisme, cubisme, surréalisme et bien d’autres. Il suffit de penser à certaines œuvres de Picasso ou plus récemment de Basquiat pour en être convaincu. En 1989 à Paris, Les Magiciens de la Terre, première grande expo consacrée à l’art contemporain «non occidental», commence à faire bouger les lignes, à l’instar de La Revue noire, qui révèle de 1991 à 2000 la modernité et la créativité des arts plastiques du continent africain et de sa diaspora. A la même période, la Biennale des arts de Dakar est lancée.

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En 2005, la première grande exposition consacrée à l’art contemporain du continent, Africa Remix, s’expose à Düsseldorf, Paris, Londres. Peu à peu des galeries s’ouvrent en Afrique, dont celle de Cécile Fakhoury à Abidjan. Leurs consœurs européennes – Saatchi en tête – ouvrent elles leurs portes à des artistes du continent. En l’espace de quelques années, des foires d’art consacrées uniquement à l’art contemporain africain voient le jour: 1-54 à Londres, AKAA à Paris, Invest Cape Town Fair, Art X à Lagos.

A Lausanne, Olivier Chow dirige l’espace Foreign Agent à deux pas d’Ouchy. La ligne de sa galerie est nourrie par son goût de collectionneur. Des œuvres figuratives et pop y côtoient des pièces de certains des plus grands designers du continent ou de la diaspora: Hamed Ouattara, Jean Servais Somian, Bibi Seck. Pour lui, ces arts ont été trop longtemps ignorés ou sous-évalués. Dès qu’ils ont été rendus visibles, leur richesse, leur diversité, la pertinence de leur réflexion a rapidement séduit. «Actuellement, c’est tout l’écosystème qui se développe. Les artistes en provenance de l’Afrique anglophone, probablement à cause du dynamisme économique des pays dont ils sont issus, sont les plus en vogue.» Il faut aller voir cet été l’exposition collective Summer Flings avec entre autres quelques œuvres créées spécialement pour l’occasion par l’artiste camerounais Franck, dont l’une d’entre elles montre des danseurs bamilékés devant le Palais fédéral de Berne….

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Confrontation des cultures, inspiration du patrimoine, utilisation de matières artisanales ou recyclées, l’art contemporain du continent et de sa diaspora est protéiforme, curieux et connecteur. Beaucoup d’Afro-Américains aisés sont devenus des consommateurs d’art africain. Beaucoup de commissaires d’exposition et de galeristes sont désormais Africains ou d’origine africaine.

Aujourd’hui, alors que cet art est entré de plain-pied sur la scène internationale, il est important d’en distinguer ses nuances. «On généralise toujours en disant «l’Afrique», comme si c’était un pays. Nous voulons montrer la diversité de chaque région, chaque culture et créer des interactions entre artistes émergents et confirmés avec leurs confrères des autres pays et continents. Le monde de l’art à Genève est en train de se réveiller à nouveau et nous nous en réjouissons», conclut Cedrik Pages.

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Six galeries à découvrir

Galerie Bloom

Artistes émergents et confirmés. Prix des œuvres: de 2000 à 100 000 fr.

Jusqu’au 27 août: «Inner Landscape», avec les artistes sud-africains et internationaux: Bonolo Kavula, Gabrielle Kruger, Georgina Gratix, Kate Gottgens, Mary Sibande, Marlene Steyn, Michaela Younge, Mongezi Ncaphayi et Wallen Mappondera.

Genève, Grand-Rue 2.

Galerie Brühlart

Artistes féminines émergentes. Prix des œeuvres: de 500 à 7000 fr.

Jusqu’au 23 juillet: «Prina Shah – Between The Lines».

Genève, rue des Vollandes 21.

Filafriques

Artistes émergents. Prix des œuvres: de 500 à 5000 fr.

Jusqu’au 16 septembre: «Peintre Obou – Séduction».

Genève, rue des Grottes 32.

Foreign Agent

Artistes émergents. Prix des œuvres: de 3500 à 15 000 fr.

Jusqu’au 10 septembre: «Super Flings», avec Franck Kemkeng Noah, Ousmane Bâ, Isaac Zavale, Nicolas Lambelet Coleman et Goncalo Mabunda.

Lausanne, avenue d’Ouchy 64.

Galerie Ilab

Artistes émergents ou confirmés, design, accessoires, mode, événements. Prix des œuvres: de 900 à 100 000 fr.

Jusqu’au 31 juillet: «Moustapha Baïdi Oumarou – Reconnections II».

Genève, rue des Vollandes 24.

Les Arts du Soleil

Artistes émergents. Prix des œuvres: de 500 à 10 000 fr.

Jusqu’au 30 septembre (réouverture mi-août): «Wilfred Mbida – A l’intérieur du silence».

Carouge, place du Marché 20.