Il y a dans le Tome 4 de la Rubrique-à-Brac, un «Histoire désopilante», dans laquelle Oreste et Pylade se prennent la tête à propos du défi prométhéen consistant à s’accrocher au pinceau lorsqu’on enlève l’échelle. Et puis, après avoir ri une dernière fois, les deux amis meurent côte à côte dans le matin plein de lumière. La Mort s’en vient, avec sa faux et ses ombres. Elle n’a rien compris, elle a «horreur des blagues trop intellectuelles». Sur ce, son manteau tombe, la découvrant dans sa grotesque nudité: la Camarde porte un caleçon fleuri…

Clown triste

Cette pochade macabre est un des accomplissements suprêmes de l’art gotlibien qui est fait, comme chacun le sait, d’Amusement, d’Humour, de Dérision, d’Hilarité et de toutes ces sortes de choses. La vie est évidemment moins désopilante. La Gueuse vient de se venger de cet affront à sa dignité. Dimanche 4 décembre, elle a emmené Gotlib, et plus personne ne rit.

Gotlib a révolutionné l’humour à travers ses bandes dessinées. Se réclamant du magazine Mad, de Tex Avery, des Marx Brothers, de Lewis Carroll, il allie la mélancolie de l’humour juif, la tarte à la crème du burlesque américain et la gouaille parigotte. Mais, perpétuant la tradition du clown triste, ce prince de la marrade était un anxieux. «Je n’ai jamais été très bien dans ma peau», reconnaissait-il.

Tragédie intime

Né à Paris le 14 juillet 1934, «tel un feu d’artifice», Marcel Gotlieb a porté l’étoile jaune dans son enfance. Son père Erwin, émigré hongrois, a été déporté et assassiné à Buchenwald. Cette tragédie intime transparaît au gré des pages plus intimes de la Rubrique-à-Brac, celles qui captent avec finesse l’essence de l’enfance.

C’est en septembre que 1962 que Gotlib publie dans Vaillant ses premières planches, Nanar et Jujube, les aventures d’un petit garçon et de son renard apprivoisé. Le sens de l’absurde ne tarde pas à subvertir cette bande conventionnelle. Et puis débarque le chien du voisin, Gai-Luron. Ce cousin français du Droopy de Tex Avery évince tous les protagonistes.

Humour glacé

Parallèlement, Gotlib entre dans le saint des saints, le journal Pilote, où il crée les Dingodossiers sur des scénarios de René Goscinny. Lorsque celui-ci, débordé par le succès d’Astérix, passe la main, le dessinateur continue en solo avec la Rubrique-à-Brac (1968-1973), la première bande dessinée sans héros. Adoptant une approche journalistique, il traite de n’importe quel sujet à coups de «gags extrêmement raffinés, d’un humour glacé et sophistiqué». Le graphisme léché, flirte avec une forme de réalisme pour mieux éclater en extravagances cartoonesques.

Gotlib étrille les contes de fées, tourne en dérision les chefs-d’œuvre du 7e art (ah, le landau du Cuirassé Potemkine…), glisse du poil à gratter dans la littérature policière et du fluide glacial dans la zoologie. Il excelle dans les crescendos délirants, gravissant d’exponentielle manière les degrés de l’invraisemblable: le Petit Poucet finit par semer des enclumes pour retrouver le chemin de la maison, ce n’est plus la chute d’une pomme qui inspire à Isaac Newton la théorie de la relativité mais des citrouilles, des enclumes et des pélicans…

Bistouquettes libertaires

Un magazine pour la jeunesse ne suffit à contenir cette créativité. En 1972, Gotlib s’émancipe et lance L’Echo des Savanes avec ses collègues Nikita Mandryka et Claire Brétecher. Le retour du refoulé est violent. Dessinant des bistouquettes à tour de bras, le trio porte un coup fatal à la censure, joue un rôle essentiel dans la libération de la bande dessinée et de la pensée. Si certaines provocations peuvent sembler puériles quarante ans plus tard, l’aventure de L’Echo témoigne encore d’une extraordinaire liberté de ton: de nos jours, le «God’s Club», dans lequel Jupiter invite ses collègues Gaston Jéovah et Claude Allah à une petite sauterie mettrait la rue à feu et à sang.

En 1975, Gotlib fonde Fluide Glacial, une pépinière à talents toujours active, met un slip à Gai-Luron, car le temps de l’innocence est révolu, et, fatigué, cesse progressivement de dessiner pour se concentrer sur des activités éditoriales et s’initier à l’art d’être grand-père.

Une influence déterminante

De «Bon sang mais c’est bien sûr!» à «Râââh Lovely», ses expressions sont entrées dans le langage courant. Ses personnages, Isaac Newton, le professeur Burp, Hamster Jovial, le scout épris de pop music, Pervers Pépère, le vieux dégueulasse farceur et, bien sûr, Superdupont, incarnation suprême de la connerie cocardière, nous accompagnent. Sans oublier la Coccinelle, qui tient le rôle du chœur antique et préfigure le bug informatique…

Gotlib a inventé l’étoile jaune qui gicle comme une fleur de farces et attrapes. Il a dessillé le regard d’une génération et enseigné que la rigolade est un humanisme. Aujourd’hui, des milliers d’enfants lui doivent un don précieux: le sens de la dérision. «Coluche m’a dit «Je t’ai piqué des gags dans la Rubrique-à-Brac». C’est plus dans la façon de déconner que dans le graphisme», bougonnait-il, ravi. Les réalisateurs Terry Gilliam et Alain Chabat, les chanteurs Richard Gotainer et Thomas Dutronc, les dessinateurs Zep et Tébo, et une ribambelle d’autres créateurs lui sont redevables.