A la fin des fins, les enfants du quartier dansent à tour de rôle sur des rythmes d’électronique carioca qu’une DJ allemande mixe nonchalamment. Sur un mur qui borde le terrain vague, un artiste local a peint en lettrines explosives l’enseigne du site: «Pavillon suisse», orthographié dans un créole élégant. Deux autres artistes ont disposé des drapeaux helvétiques sur une de ces tours de médicaments que les vendeurs haïtiens transportent d’une rue à l’autre. Dans cette cinquième Ghetto Biennale de Port-au-Prince, parmi des dizaines d’artistes haïtiens et internationaux, la délégation romande, ardente et dégingandée, a finalement assez bien concentré les paradoxes d’une manifestation qui reproduit souvent ce à quoi elle tente d’échapper.

C’est une vieille affaire au fond, un projet né quelques semaines avant le séisme de 2010: une curatrice et photographe anglaise, Leah Gordon, tombe amoureuse des statuaires recyclées, des installations d’os et de ferraille qui pullulent chez un groupe de sculpteurs du bas de Port-au-Prince, le collectif Atis Rezistans. Avec le créateur mystagogue André Eugène, elle établit au fil des éditions une espèce de contre-biennale, une anti-Venise, où les artistes internationaux financent eux-mêmes leur séjour, où l’essentiel des projets s’élabore dans les parages très défavorisés de la Grand-Rue. Il s’agit en somme de questionner les inégalités du rapport Nord-Sud, mais aussi les règles iniques du marché de l’art; d’imposer au cœur du marasme haïtien une utopie de la création sans frontières.

Dans la troupe bigarrée d’artistes américains et européens sélectionnés, figuraient cette année – parmi d’autres Suisses – trois Genevois, activistes de la scène alternative auxquels les organisateurs avaient assigné un espace en marge de la Grand-Rue. Spécialistes des fêtes, notamment pour le Motel Campo de Carouge, Frédéric Post et Fabien Clerc avaient dans l’idée de conclure la semaine par un vernissage extatique, avec bière fraîche et même orchestre de trompes traditionnelles. Elena Montesinos, quant à elle, a bataillé ferme pour lancer à temps son sound system ambulant, énorme haut-parleur artisanal posé sur un tricycle motorisé. Tous étaient partis pour se défaire de leurs habitudes. Ils ont été servis.

Pendant les jours de préparation, Frédéric Post (que l’on connaît pour ses fresques lumineuses shamaniques derrière la gare de Cornavin) s’installe dans un petit temple vaudou des entrailles de la Grand-Rue. Avec les informations qu’il peut obtenir sur la religion afro-caraïbe, il élabore une espèce de lampe mystique en LED alimentée par un groupe électrogène braillard: «Je n’avais pas envie de faire peser mon œuvre sur un système électrique déjà encombré. Voilà plusieurs jours que je suis ici, je m’attendais à une claque, mais c’est plus fort encore. Je m’aperçois que je cherche à me protéger en buvant des bières dès le matin.»

Frédéric Post traque en Haïti des confirmations de ce qu’il pressent partout: les esprits rôdent dans l’art. Son travail traite de la transe et de l’addiction, il ne vient pas sur l’île pour y enseigner mais pour être instruit.

Sur le sol dénudé du Pavillon suisse, Fabien Clerc a lancé l’édification d’une Tata Somba, une case de terre béninoise qui relève du château fort: «Nous savons qu’il existe des liens historiques entre le Bénin et Haïti. Je voulais d’une œuvre pour laquelle la communauté puisse s’impliquer.» Ce sont finalement deux ou trois habitants du quartier qui prêtent leur concours à cette «maison de Kirikou» et qui tentent de monnayer leur participation à la fin de la journée.

L’argent est un motif obsessionnel dans le travail d’Elena Montesinos, qui appelle régulièrement à brûler ses dettes en place publique genevoise; en Haïti, elle qui fustige les outrances du néolibéralisme s’est sentie piégée: «J’ai eu beaucoup de mal à être autre chose qu’une liasse de billets face aux Haïtiens avec qui j’ai collaboré.»

C’est l’une des tensions qui traversent depuis dix ans la Ghetto Biennale. Rien que le nom de l’événement pose problème, il renforce la marginalité qu’il cherche à dénoncer. Cette manifestation s’installe dans un des quartiers les plus pauvres d’une des villes les plus pauvres du monde, au milieu d’une communauté d’artistes qui accumulent les chefs-d’œuvre sans presque jamais en vendre.

L’opportunité d’une petite armée d’Occidentaux qui débarque tous les deux ans à domicile est bien entendu d’abord perçue comme une promesse de manne. Pour le vidéaste Romel Jean-Pierre, lui qui se qualifie de «produit de la Ghetto Biennale», «les critiques que l’on adressait en 2009 valent encore, comment imaginer qu’une relation entre Haïtiens et Blancs puisse être équitable alors que les uns dépendent des autres?»

A la fin des fins, lors du vernissage du Pavillon suisse, on ne pouvait pourtant s’empêcher de penser face à cette discothèque improvisée qu’il n’existe pratiquement pas dans ce pays d’espaces de mixité plus probants que la Ghetto Biennale. Les étrangers en Haïti restent essentiellement confinés dans leur rôle de thaumaturges en 4x4 climatisés. Cette biennale, bien que fondamentalement problématique par sa candeur euphorique, cherche à ouvrir de nouvelles pistes. Sur une île où tous les horizons semblent bouchés, c’est déjà quelque chose.