La HEAD, un géant à taille humaine
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Récipiendaire du Prix de la Fondation pour Genève, Jean-Pierre Greff revient sur l’histoire de la Haute Ecole d’art et de design, qu’il a dirigée de 2007 à 2022. En quinze ans, l’institution est devenue un pôle d’excellence artistique européen

A l’occasion de la remise, ce 3 avril, du Prix de la Fondation pour Genève à Jean-Pierre Greff, Le Temps consacre une série d’articles à la HEAD-Genève (Haute école d'art et de design), qu'il a fondée et dirigée de 2007 à 2022, ainsi qu'à Genève comme ville d'art. Suivez la cérémonie de remise du prix en direct dès 18h30.
En écoutant Jean-Pierre Greff parler de la Haute Ecole d’art et de design de Genève (HEAD), qu’il a dirigée durant quinze ans, il se dégage une impression d’inéluctabilité. L’institution a vu le jour en 2007, puis a grandi, jusqu’à posséder désormais son campus flambant neuf, dans le quartier de Châtelaine. Un destin tout tracé? Absolument pas. Plutôt une succession de décisions judicieuses prises au bon moment, une vision académique et artistique et la conscience du potentiel d’une telle école pour le canton, pour la Suisse et au-delà.
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Pour comprendre cette évolution à pas de géant, il faut remonter le temps. Au début des années 2000, la HEAD n’existe pas ou alors en puissance. A Genève cohabitent deux vénérables institutions: l’Ecole supérieure des beaux-arts (ESBA) et la Haute Ecole d’arts appliqués, la première fondée en 1748, la seconde en 1869. Une coexistence ponctuée de certains moments de rapprochement, sans pour autant passer le cap de la fusion. Jusqu’à l’arrivée de Jean-Pierre Greff à la tête de l’ESBA en 2004: «Il devenait de plus en plus inadéquat pour une ville de la taille de Genève d’avoir deux écoles. Cela impliquait deux identités distinctes et deux sociabilités, et donc une sorte de trouble de perception à l’échelle régionale et nationale. Aussi, la ville serait restée avec deux projets modestes au lieu de voir plus grand.»
Dans la cour des grands
Il convient alors de justifier intellectuellement leur unification, et pas simplement en termes de rationalisation, de meilleure gestion ou de synergie. Et c’est sûrement là que la première pierre de la HEAD est posée par Jean-Pierre Greff et ses équipes: «Il a fallu donner un véritable sens à ce jumelage, sans pour autant diluer ce qui faisait la singularité des deux entités. Notre démarche nous a poussés à véritablement interroger les relations qu’entretiennent l’art et le design. Nous avons organisé un colloque international AC/DC (art contemporain, design contemporain) et des séries d’expositions qui ont permis de prouver le bien-fondé de ce projet.»
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En 2007, la HEAD voit finalement le jour. Un seul nom, une seule entité mais une myriade de bâtiments disséminés partout dans la ville. Une situation pas forcément idéale pour incarner un projet unique. Qu’importe, l’institution décide de faire de ses faiblesses une force. Chacun des locaux fonctionnera avec une forme d’autonomie, sans jamais être une annexe excentrée. Pour l’ancien directeur, cette organisation a surtout permis de s’implanter un peu plus profondément dans la cité: «Il a fallu tirer parti de cet éclatement en faisant de la HEAD une école tentaculaire, avec des projets et des expositions dans de multiples lieux. Cela a permis de dialoguer avec la population, de marquer la ville de notre présence et, surtout, de créer un récit.»
La haute école poursuit également ses rêves de grandeur en étayant chacune de ses formations bachelor par un cycle de master dès 2008. Une offre académique qui fait figure de nouveau point de bascule: plus besoin d’aller jusqu’à Lausanne ou Zurich pour poursuivre sa formation. La HEAD rivalise désormais avec l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL) ou la Haute Ecole d’art de Zurich (ZHdK), l’un de ses principaux objectifs lors de sa création.
Le miracle du campus
En plus de retenir des talents, elle finit par les attirer et faire de Genève un pôle d’excellence artistique, reconnu progressivement à l’échelle européenne. Mais avec une offre de programmes qui augmente, le nombre d’étudiants aussi, et l’institution finit par se sentir petit à petit à l’étroit.
«Le miracle intervient en 2016.» Et Jean-Pierre Greff pèse ses mots. Après des années de tractations pour tenter d’investir de nouveaux lieux et créer un campus, c’est finalement le campus qui vient à la HEAD: «Nous avions entamé des démarches pour nous installer à la Jonction, puis vers les Nations, sans que cela soit concluant. Trois lieux se sont finalement libérés au même moment dans le quartier de Châtelaine: les désormais bâtiments H, A et E, les deux premiers dessinés par Jean Erb et le dernier par Georges Addor. Mais le plus fou, c’est que ce sont les deux propriétaires d’alors qui nous ont contactés presque simultanément pour nous dire qu’ils verraient bien la HEAD s’épanouir au sein de ces immeubles. Cela prouve une fois de plus l’importance que l’institution a su prendre au sein du tissu régional et socioéconomique.» Il y a de l’émotion dans la voix de Jean-Pierre Greff en évoquant l’évolution de cette école. De son propre aveu, jamais il n’aurait pensé qu’elle prendrait un tel essor. Pas aussi vite, pas avec une telle ampleur.
Et si l’établissement de ce nouveau site constitue une sorte d’apothéose, d’autres moments, peut-être moins tangibles, l’ont durablement marqué. Des choix, des intuitions qui ont forgé l’identité de la HEAD, mais qui ont eu un impact allant bien au-delà: «Je me souviens qu’à mes débuts, la mode c’était Milan ou Paris, mais pas Genève, trop austère, trop grise, pas assez exubérante. En faisant le pari de mettre ce département en avant au même titre que le design d’interaction (game design, objets augmentés…), pour prendre un autre exemple, nous avons contribué à transformer l’image de la Cité de Calvin. Le défilé annuel que nous organisons est aussi devenu un rendez-vous régional, fréquenté par des gens de tous les milieux.» Une manière peut-être de rendre à Genève une partie de ce que la ville a pu offrir à la HEAD.
Un phare artistiqueau bout du lac
La relève est désormais assumée par Lada Umstätter, qui le remplace à la direction depuis le 1er janvier. Au gouvernail d’un paquebot de plus de 800 étudiants de 40 nationalités différentes, des collaborations avec des institutions réputées – plus d’une centaine d’écoles partenaires, des Etats-Unis à la Chine en passant par Paris ou Londres –, elle continue de chérir le lien privilégié que la HEAD entretient avec Genève: «Il y a un équilibre à tenir. Il faut continuer d’être un pôle d’excellence tout en s’efforçant de démocratiser la culture. Chaque action que nous entreprenons doit être pensée à ces deux niveaux.»
Dans la cour des institutions artistiques de premier plan depuis déjà plusieurs années, l’école pourrait-elle devenir trop prétentieuse pour son écrin genevois? Pour la nouvelle directrice, cette réputation à l’international n’empêche absolument pas de maintenir et développer des liens de plus en plus étroits avec le grand public. «Nous devons garder à l’esprit que le rayonnement de l’institution est exceptionnel, et nous souhaitons que les Genevois en soient fiers. On est très loin du cliché d’une école d’art élitiste.» C’est pourquoi dans le panier à projet de la HEAD se trouve aussi la volonté de faire de ce nouveau campus un lieu de rencontre pour les habitants du quartier, avec un ciné-club et des salles de projection. Regarder toujours plus loin tout en conservant ses racines solidement plongées au bout du lac, en somme. Un credo qui semble seoir à Lada Umstätter.