Maître de l’instant plus méditatif que décisif, Henri Cartier-Bresson (1908-2004) se dévoile en 226 images à la Fondation Gianadda. Tandis que la Fondation Henri Cartier-Bresson (FHCB), à Paris, aborde au fil de 70 tirages «l’expérience du paysage» chez ce poète géomètre de l’ici et maintenant au goût d’éternité. Des périples de formation en Afrique coloniale – où il dut sa survie à une sorcière – aux ultimes années empreintes de bouddhisme zen, que retenir de cette «libellule frénétique» avec son Leica, dixit Truman Capote, et vraie «pile» au quotidien selon Agnès Sire, directrice artistique de la FHCB? Indéniablement un sens de la composition.

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«Le côté géomètre et peintre est au cœur de beaucoup de photographies. C’est particulièrement le cas pour les œuvres des années 1930, lorsque Cartier-Bresson est fortement marqué par les enseignements de son professeur de peinture André Lhote», soulignent les commissaires suisses de l’exposition valaisanne, Jean-Henry Papilloud et Sophia Cantinotti. On retiendra aussi une fabuleuse intuition visuelle allant bien au-delà de l’instant décisif. L’art enfin de saisir sur le fil de l’inattendu, instants fugitifs, poétiques, signifiants. «La photographie est pour moi la reconnaissance dans la réalité d’un rythme de surfaces, de lignes et de valeurs», avançait le Français.

Portraits à la sauvette

Offertes par la famille Szafran à la Fondation Gianadda, les photographies présentées en suivant une chronologie par îlots alternent voyages et portraits «pris à la sauvette, avant que le modèle ne se fige, en silence», se souvient Agnès Sire. L’ensemble témoigne de l’amitié intense liant Cartier-Bresson au peintre, destinateur et pastelliste Sam Szafran auquel il offrait des tirages dédicacés. Tous traduisent cet art de découper et d’arrêter un événement, de l’extraire du flux parfois chaotique du quotidien. Ceci afin de lui insuffler un sens sûr ou évanescent.

L’homme ne manque pas de teinter la réalité d’un élément surréel venant modifier l’expérience du photojournalisme. De ses années américaines qui «l’ont fait», à l’en croire, se détache ainsi l’entrevision d’un prisonnier, jambe et poing serré surgissant des barreaux. Elle «illustre avec une grande profondeur, une des citations présentes de son auteur: «L’aventurier en moi se sentit obligé de témoigner, avec un instrument plus rapide que le pinceau, des cicatrices de ce monde.» Ce regard humaniste, percevable dès les premières photographies, ne juge pas, explique le tandem Papilloud-Cantinotti. HCB a parlé des photographes admirés, Martin Munkacsi, Walker Evans, etc. Mais, il reste difficile de déterminer des influences claires, tant il a su rapidement développer son propre regard. En revanche, son lien avec le courant surréaliste se perçoit clairement dans certaines images des années 1930 comme, Abattoirs de La Villette et Outres à vin.»

Comme une esquisse à main levée

En Côte d’Ivoire coloniale (1930), il chasse pour vivre. Sans pratiquer encore le tir photographique. Son regard délaisse les rivages ethnographiques, s’attachant à la pulsion vitale des petites gens. Voyez ces femmes chargeant des régimes de bananes sur une pirogue. On peut y déceler une approche rythmique héritée tant du constructivisme russe que de la Nouvelle Vision photographique expérimentale des années 1920. Mais c’est surtout la précarité qui le révolte. D’où son anticolonialisme avant de se rapprocher, par le surréalisme et l’antifascisme, du communisme dont il travaillera pour la presse. Son noir et blanc de prédilection fuit les contrastes à la Walker Evans pour afficher «du gris, du gris, du gris» comme il le souhaitait, se remémore Agnès Sire, qui a dirigé l’agence coopérative Magnum cofondée en 1947 par HCB.

Les paysages du peintre Pierre Bonnard et L’Origine du monde signée Courbet lui inspireront, à sa table de travail provençale, l’un des plus érotiquement troublants nus de l’histoire du 8e art. Soit le corps cadré sans tête de l’artiste peintre surréaliste Leonor Fini reposant dans l’eau. L’appareil photo était pour Cartier-Bresson «une façon rapide de dessiner intuitivement… une esquisse à main levée», lit-on dans Voir est un tout – Entretiens et conversations (Ed. du Centre Pompidou, 2013). «En photographie, il y a l’évocation. Certaines photographies ressemblent à une nouvelle de Tchekhov ou de Maupassant. Elles sont fugitives et contiennent tout un monde», soulignait-il encore.

Hasard objectif

Portraitiste, il partage une «communauté de regards», selon Agnès Sire, avec le chantre du trait infini Alberto Giacometti. Une même fascination pour les peintres Cézanne, van Eyck et Uccello les animent. Leur amitié favorise le surgissement de l’inconnu dans le visage et la silhouette. Prenez cette vue fugitive d’Alberto marchant sous son manteau le protégeant de la pluie telle une figure de Breughel. De l’attrait pour l’attitude surréaliste embarquée sous la bannière marxiste, son «hasard objectif», son penchant pour l’esprit du jeu et de la fulgurance et ses dérives inconscientes, témoignent aussi des images de 1932. Fascination pour le mouvement se lisant chez ce cycliste filant en contrebas d’un escalier spiralé. Saut suspendu d’une ombre keatonienne et son reflet dans l’eau miroir derrière la gare Saint-Lazare. Scène de rue bruxelloise qui a tout de la dramaturgie brechtienne énigmatique avec ses regards mis en abîme. La magie Cartier-Bresson? Allier une attention pour ce qui passe d’ordinaire inaperçu à une intense précision descriptive.

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Ce lecteur de Proust refusant flash, téléobjectif et recadrage était «un danseur» face à la vie que son œil imprimait. L’idée de l’exposition, L’Expérience du paysage, naît en 1999 alors que seuls la peinture et le dessin comptent pour l’homme d’images. Servis par un accrochage épuré à la Fondation HCB, les instantanés reflètent une approche d’un sujet géométriquement et poétiquement construit. Ils sont réalisés de 1930 et 1990 en Europe, Serbie, Italie, Espagne, Asie et Amérique. Et témoignent de la constitution par le cadrage du paysage naturel ou citadin envisagé telle une méditation.

Méditations et illuminations

A travers présence humaine, lumière changeante et point de vue voulu harmonieux, les paysages se métamorphosent en quasi-tableaux. Prenez l’extase d’un homme face à la perspective new-yorkaise se reflétant dans la vitre d’un navire. La composition s’y révèle «comme une image mentale. Elle traduit que le paysage est avant tout un point de vue pour le photographe. Et non une réalité donnée. Cela rapproche HCB de la peinture de paysage. «Dans toutes ses bonnes photos existe une tension entre le tir photographique et la réflexion, ou «les gravats de l’inconscient», comme il le posait à propos d’André Breton et de lui», détaille Agnès Sire.

L’exposition offre aussi un memento mori au détour de cette croix inclinée fichée sur quelques pierres dans le désert. Au cœur d’une inquiétante et paisible étrangeté, cet «imaginaire d’après nature» à suivre les mots du photographe, est commenté par l’écrivain mexicain Carlos Fuentes dans Carnets mexicains, 1934-1964: «Représenter à la fois le mouvement de l’instant et l’immobilité de l’intemporel pourrait être la manière de figurer un destin poétique.» Belle épitaphe.


«Henri Cartier-Bresson et la Fondation Pierre Gianadda», Fondation Gianadda, Martigny, jusqu’au 20 novembre.

«L’Expérience du paysage», Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris, jusqu’au 25 septembre.