Beaux-arts
Au sud-est de la Tasmanie, le Mona mélange les époques, les provenances et les genres. Visite d’une institution qui rêve d’ouvrir un satellite à Genève

D’Europe, il faut une bonne vingtaine d’heures d’avion pour accéder à la dernière sensation du monde de l’art, le Mona (Museum of Old and New Art). Le voyage mène à Hobart, capitale de la Tasmanie, l’ancien goulag de l’Empire britannique suspendu comme une goutte sous le continent australien. Là, dans un quartier périphérique plutôt pauvre, s’est ouvert en 2011 un musée qui défie les codes culturels savants attachés aux institutions muséales.
Le Mona ne tranche pas entre ce qui serait de l’art et ce qui n’en serait pas; il mélange les époques artistiques, les provenances géographiques, les catégories ou les genres d’expression. Le moderne et l’ancien, le grave et le comique, les objets rudimentaires et les installations sophistiquées se côtoient dans une concélébration de la vie.
Le maître des cérémonies, David Walsh, engloutit sa fortune à la démonstration de l’inexistence de l’art en tant que tel. Pour lui, l’art est de l’ordre de la biologie plutôt que de la culture. En darwinien émérite, il affirme que les artistes participent sans le savoir au grand jeu de la reproduction, peignant, sculptant, dansant ou écrivant pour plaire, séduire et embrasser, partout et tout le temps depuis le début des temps.
L’histoire de l’art, c’est donc l’histoire de l’amour dans sa grandeur, sa trivialité et toutes ses cruautés jusqu’à la dernière, la mort. Sa collection contient d’ailleurs des moulages en plâtre des vulves de ses amantes passées et disparues.
«Disneyland pour adultes»
Quand un scientifique met les pieds dans l’univers culte des musées d’art, voilà ce que ça donne: une sécession. Le Mona, selon son créateur, est «un Disneyland pour adultes», un endroit de découverte, de récréation et de spéculation en même temps.
Dans l’antre labyrinthique construit à Hobart par l’architecte grec Nonda Katsalidis, les visiteurs sont invités à éprouver les sensations de l’inconnu et de la surprise, choc culturel compris. L’architecture intérieure du bâtiment concourt à l’aventure: un escalier initiatique descend en colimaçon vers les espaces aveugles d’exposition sur trois étages en sous-sol; de hautes parois de grès percées d’ouvertures protègent l’accès aux œuvres, comme dans le mythe de l’arche perdue; il n’y a pas de fléchage, banni pour autoritarisme.
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Les cartels, coupables de détournement d’attention, sont éliminés. Ils sont remplacés par un iPod individuel chargé de toutes les explications, commentaires et images consultables à volonté sur place ou plus tard puisque l’engin enregistre la visite et la renvoie sur le portable des visiteurs.
Mélanges des genres
La collection est faite des centaines d’œuvres personnelles de Walsh acquises au fur et à mesure de ses gains et de ses voyages, et d’emprunts selon ses besoins. Il y a de tout: la porte décorée d’un palais yoruba, le triptyque d’une Vierge à l’Enfant du XVe siècle, les pointes de flèches préhistoriques, les momies égyptiennes aussi bien que les Abyss de Thomas Huber, une Chute d’étoile de Anselme Kiefer, une peinture collage de Thomas Hirschhorn tirée de sa série Tatoo, ou encore, parmi les nombreuses œuvres contemporaines, le jet de sperme de My Lonesome Cowboy, de Takashi Murakami.
Comme en exergue, le Rainbow Snake de l’artiste australien Sydney Nolan reprend l’un des thèmes de l’art aborigène, le serpent arc-en-ciel, avec une fresque murale de 1620 petits panneaux peints, hommage à une civilisation autochtone dévastée. Le tout est couronné, sur le parvis du musée, par une installation lumineuse hypnotique de James Turrell, Amarna, «le genre de chose que Dieu ferait s’il décidait de construire un belvédère», assure David Walsh.
Entre attrait et répulsion
Les expositions temporaires illustrent la démarche. Celle qui s’est terminée au début de l’été, On the origine of Art, cherchait à vérifier l’hypothèse du caractère évolutionniste des sensations artistiques. «J’ai créé un cadre pour se poser d’intéressantes questions comme «pourquoi faisons-nous de l’art», dit Walsh. Il ne prétend pas avoir une réponse. Mais pour la trouver, il a choisi des curateurs extérieurs aux réseaux de la culture et sensibles aux préoccupations scientifiques. Ceux-ci ont trouvé les artistes engagés sur cette piste. L’Allemande Heide Hatry par exemple.
Sa série Not a Rose (2007) explore l’attraction humaine pour les fleurs, qui sont promesses du fruit. Les fleurs délicates et plaisantes qu’elle montre sous la forme de photos apparemment réalistes sont constituées de parties d’estomac de taureau, de langue de canard ou cordes vocales de poulet. Qu’est-ce que ça fait de le savoir? Le dégoût remplace-t-il l’admiration? Que devient la notion de beauté dans le chaos des perceptions?
Plus de 230 objets, de 35 pays, couvrant les millénaires et les cultures, étaient convoqués pour visualiser l’énigme. Insolites comme les pierres de la gare d’Hiroshima, familiers comme le scarabée des pharaons égyptiens ou scandaleux comme la fameuse machine à caca, Cloaca, de l’artiste belge Wim Delvoye, remplie deux fois par jour pour un excrément à 16 heures, ils brouillaient les classements culturels en vigueur pour ramener vers les pulsions simples – attrait ou répulsion – que Walsh soumet au questionnement. Il n’est pas banal que cette recherche prenne la forme d’un cabinet de curiosités dans cette Australie où l’art a commencé par des signes humains dans le désert, longtemps ignorés comme art.
Curateur suisse
Pour la nouvelle exposition inaugurée en juin, la rencontre du Mona et de James Brett était comme écrite. Le fondateur du Museum of Everything partage avec celui du Mona une vision de l’art qui bouscule elle aussi les frontières, les genres et les âges. De leurs cogitations communes est né un nouvel épisode de la théorie de l’art spontané. Sont maintenant posés à Hobart, après Moscou, Venise ou Paris, deux mille objets divers et variés d’une centaine d’artistes inconnus ou connus réunis par la conviction d’un dénommé Brett que le passé et l’avenir de l’art n’appartiennent pas aux académies.
La brèche ouverte par Jean-Hubert Martin en 2007 à Venise avec son exposition Art Tempo (Where Time Becomes Art) continue ainsi de s’élargir. Le bric-à-brac d’objets expulsés du Musée quand celui-ci a été séparé de la science et de la nature retrouve la place qu’il tenait dans les cabinets de savants avant le XIXe siècle. Le Genevois Olivier Varenne, directeur de collection et curateur du Mona, joue dans l’aventure le rôle d’intermédiaire, amenant Walsh chez les artistes et les artistes à Hobart. Il projette d’ouvrir bientôt un satellite du Mona à Genève.
Portrait de David Walsh en diable de Tasmanie
Dans l’espace baptisé «le vide» réservé aux hésitations des visiteurs entre le bar et les salles d’exposition, un œuf façon Fabergé contient les cendres de Thomas Walsh, père de David. C’est le début d’une biographie. Walsh junior se croit né du viol de sa mère par son père qui aurait forcé le lit conjugal après qu’un curé de famille l’a interdit pour cause d’invalidité du mariage.
La suite a pris la forme d’un garçon joueur qui a mis le hasard et le risque au cœur de son système d’incertitudes. Il était fort en maths. Il a inventé des algorithmes pour s’assurer au black jack. Il s’est associé à des copains pour en faire un modèle, puis une entreprise. Pour l’instant, il gagne dans les casinos et sur les places de paris avec une armée de mathématiciens et d’ingénieurs qui améliorent sans relâche les algorithmes gagnants de ses débuts. Il est célèbre, riche et acharné à le rester – «le jeu fait partie de ma vie et c’est très lucratif». Mais demain? La possibilité de l’échec est toujours là, et avec elle la nécessité de changer d’optique.
C’est la première chose qu’il nous dit quand il nous reçoit, bourru, sous le ventilateur bruyant de la cave à vin du Mona: «Vous venez me voir parce que j’ai réussi, et je dois vous expliquer ce que je pense maintenant. Plus tard, ce sera peut-être différent. Il y a cinq ans, c’était autrement.»
Des oeuvres venues de nulle part
Rien n’est jamais sûr avec David Walsh, ni la victoire d’un cheval sur lequel il mise, ni la pérennité d’un musée dans lequel il engouffre sa fortune et sa réputation. L’incertitude est sa raison d’être de joueur, de collectionneur, d’esthète. Le monde comme il le voit est le résultat inséparable des entreprises réussies et ratées, le succès naissant de l’échec et y retournant aussi bien. Le Mona veut en être le récit, «une philosophie de l’humanité» dans laquelle l’art est l’immémoriale expression des désirs.
L’envers selon Walsh des musées d’art «conçus pour édifier et intimider». Son but est au contraire d’explorer le doute. «On n’apprend pas beaucoup d’un tableau accroché au mur dont tout le monde admet qu’il est beau.» Mais sur des œuvres venues de nulle part, on est obligé de se faire ses propres réflexions, hors catalogue ou prêche.
«J’ai appris à faire semblant d’être sociable et à parler aux journalistes», a-t-il un jour confié.L’effort était évident dans les quarante minutes qu’il nous a accordées avant de se libérer au bras de sa femme pour le déjeuner: il souffre d’avoir à exprimer avec des paroles finies des considérations qui ne sont pour lui que des tentatives de pensée ou d’action. On l’enferme en posant noir sur blanc des «propos recueillis». Compagnon du hasard, il redoute de se laisser attraper par des formulations qui ne laissent plus de place au changement. Ses propres textes, dans les catalogues, sont toujours ouverts, comme des suites d’hypothèses à vérifier.
Acheter la mort
De subversif notoire, David Walsh n’en est pas moins devenu notable. La notoriété est un piège. Pour ne pas avoir à la subir, il la vit comme un jeu. En 2009, renouant avec la vieille pratique des tontines en usage chez les investisseurs du XIXe siècle, il a acheté la vie de Christian Boltanski: contre une somme mensuelle convenue, le plasticien français acceptait de laisser des caméras enregistrer et transmettre au Mona toutes ses activités dans son studio parisien et ce jusqu’à sa mort. Il avait alors 65 ans. Walsh pariait qu’il n’avait plus que huit ans à vivre.
Si Boltanski mourait dans ce délai, Walsh se rendait propriétaire d’une «œuvre» de grande valeur, The Life of C.B. S’il mourait après, l’investisseur devrait l’acheter au prix de la rente des mois et années de survie. Boltanski a survécu. Walsh paie pour que les caméras recueillent ses jours et si possible, sa mort. Le jeu est macabre mais l’artiste l’a accepté. «Walsh voulait m’acheter une œuvre, a-t-il expliqué à un journal australien. Je l’ai trouvé bizarre mais intelligent. J’ai voulu jouer avec lui. Il prétendait ne jamais perdre ses paris. Seul le diable peut gagner un pari sur la mort. Walsh est le diable de Tasmanie.»
La danse du sang
La mort, le sexe, le risque forment son univers mental. Il l’expose dans une grande fantaisie d’images, d’expériences sociales et de musique – il a créé deux festivals très courus à Hobart, en été et en hiver. Lors du dernier, autour du solstice austral, une performance du cofondateur de l’actionnisme viennois, Hermann Nitsch, a provoqué le genre de scandale dont Walsh attend l’éclosion de nouvelles perceptions.
Un taureau, tué à l’abattoir local, a été amené sur la pelouse du festival avec ses 500 litres de sang et, pendant trois heures, danseurs et musiciens ont accompli leur jeu dans la viande et le sang. Quoi voir? Quoi penser? Quoi dire? La Société royale de prévention de la cruauté contre les animaux s’est insurgée, une limite avait été franchie. Une pétition a circulé. En végétarien assumé quoique non missionnaire, Walsh a répondu en s’étonnant de l’hypocrisie morale des défenseurs de la baleine de Minke qui continuent de manger du lard.
Un musée pour interpeller
Hermann Nitsch a commencé ses tableaux orgiaques en 1962. L’année de la naissance de Walsh. Un hasard bien sûr. David Walsh s’amuse à interloquer les autres. Quand on lui demande ce que ça lui fait d’avoir créé ce musée-là, aux antipodes de la tradition moderne, il dit: «Je suis un catholique, athée mais quand même catholique. J’ai la culpabilité. Jouer ne produit rien. C’est seulement la monnaie qui change de main. Les joueurs qui gagnent finissent avec de l’argent, mais ils n’ont rien fait d’autre. Moi, je suis concerné par ma communauté. Je partage avec elle, tel que je suis.»
Le Mona, première attraction touristique de Tasmanie, dépasse maintenant le succès du site de Port-Arthur, l’atroce pénitencier de l’Empire britannique que les voyageurs visitent pour s’entendre raconter la souffrance et la mort des prisonniers par des guides qui forcent à plaisir sur l’horreur.