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Hodler pour tous

Le peintre suisse est décédé à Genève voici un siècle. En cette année anniversaire, il est célébré à travers plusieurs accrochages, notamment à Genève et Pully

Détail du «Léman et le Mont-Blanc aux nuages roses», 1918, Coll. R. Staechlin. — © P. Montavon
Détail du «Léman et le Mont-Blanc aux nuages roses», 1918, Coll. R. Staechlin. — © P. Montavon

Les célébrations ont par définition un caractère artificiel: c’est l’implacable mécanique du calendrier qui nous pousse à fêter tel anniversaire, à revenir sur telle disparition, à explorer telle thématique, ou à nous pencher de nouveau sur l’œuvre d’un ou d’une artiste majeure. Elles ont néanmoins, dans le meilleur des cas, le mérite de nous inciter à réécrire différemment une histoire qui semblait pourtant bien connue de tous.

Ainsi, il est instructif, et peut-être un peu déprimant, de mesurer aujourd’hui le gouffre qui nous sépare de l’esprit révolutionnaire de mai 68 – ce que nous propose par exemple de faire l’exposition Die Welt als Labyrinth au Mamco de Genève, consacrée aux artistes ayant gravité autour de l’internationale situationniste). De même, on se félicitera en cette année 2018, où l’on commémore le centenaire de sa mort, de pouvoir se replonger sans modération dans l’œuvre de Ferdinand Hodler.

© serge hasenböhler
© serge hasenböhler

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Les événements ne manqueront pas. Le Cabinet d’arts graphiques de Genève a ouvert les festivités début mars, avec une exposition consacrée à Barthélemy Menn, peintre et pédagogue, qui fut le professeur de Hodler. Et en attendant l’ouverture de la grande exposition Hodler//Parallélisme au Musée Rath le 20 avril, le public peut d’ores et déjà entamer son programme de révision avec deux expositions très différentes dans leurs principes.

Au Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH), la conservatrice en chef Lada Umstätter présente Hodler intime, dans le cadre du nouvel accrochage des salles beaux-arts. Organisée autour d’œuvres de la collection du MAH évoquant l’intimité de l’artiste, l’exposition se déploie sur une grande salle et s’articule autour de citations tirées des notes ou de la correspondance du peintre. Elle privilégie les portraits. S’ajoutent à cet ensemble des pièces de mobilier conçues par l’architecte et designer autrichien Josef Hofmann pour l’appartement du peintre. Au Musée d’art de Pully, c’est une exposition consacrée aux peintures du Léman, sujet de prédilection de Hodler. Il peint en effet plus de 600 paysages au cours de sa carrière: plus d’un tiers d’entre eux sont des vues de lacs, et une grosse centaine, plus spécifiquement, représentent le Léman.

Des œuvres peu connues

Alors, que peut-on encore découvrir sur Hodler que nous ne connaissions pas? Quelle est l’actualité de la recherche sur son œuvre? Posée de manière plus brutale, la question est la suivante: qu’est-ce que la peinture de Hodler a encore à nous apprendre en 2018? La première réponse est évidente: Hodler fut un artiste prolifique, dont il reste à beaucoup à découvrir.

Les deux expositions privilégient ainsi des œuvres peu connues voire inédites. Au MAH, dont la collection a fait l’objet de nombreuses sollicitations et prêts en raison des multiples expositions programmées cette année, on verra un ensemble rare, dont l’une de ses dernières œuvres de 1918 — inachevée — représentant le Léman tel qu’il le voit depuis la chambre de son appartement, quai du Mont-Blanc à Genève, qu’il ne quitte plus en raison de sa maladie. De même à Pully, les commissaires ont choisi exclusivement des œuvres issues de collections privées, inédites pour certaines. Certains tableaux, comme Paysage au ruisseau (1890) ou Saule au bord de l’eau (1878) n’ont pas été exposés au public depuis plus de cent ans.

Mais l’un des enjeux majeurs de cette année Hodler concerne assurément la réhabilitation de son œuvre à un niveau international. Et il faut, pour le comprendre, revenir sur sa biographie. Hodler naît en 1853 à Berne. Attiré par la renommée de François Diday et Alexandre Calame, qui sont les représentants les plus célèbres de la peinture de paysage alpestre, il décide de s’installer à Genève en 1871, où il vivra jusqu’à sa mort en mai 1918. De 1873 à 1877, il suit les enseignements de Menn, qui a alors mis sa carrière de peintre entre parenthèses pour se consacrer à des activités pédagogiques au sein de l’École des beaux-arts de Genève qu’il dirige. Marqué par l’œuvre d’Ingres, mais aussi par celle de Corot ou des peintres de Barbizon, Menn défend un «pleinairisme» qui influence profondément Hodler qui peindra toujours ses paysages sur le motif. La phrase est connue: il dit de son maître qu’il lui doit tout.

© SIK-ISEA Fotostudio
© SIK-ISEA Fotostudio

Notoriété en berne

Le peintre se fait connaître nationalement dès le milieu des années 1870, générant tout à la fois éloges et critiques violentes. Puis il conquiert peu à peu un public européen. En 1889, il reçoit une mention pour Le cortège des lutteurs à l’Exposition Universelle de Paris. Sa reconnaissance internationale ne se démentira plus.

Il rayonne particulièrement dans la sphère germanophone mais aussi à Paris. Comme le souligne Laurent Langer, conservateur au Musée d’art Pully, Hodler est en son temps une star, à l’image de Monet, ou Klimt. Pourtant, il ne bénéficie pas aujourd’hui d’une notoriété correspondant à celle dont il jouissait de son vivant. Ses œuvres sont quasiment absentes des grandes collections internationales: on trouve quelques peintures dans les collections allemandes et autrichiennes, trois au Musée d’Orsay, et ce n’est que récemment qu’il a fait son entrée dans celle du Metropolitan Museum de New York, avec l’achat en 2014 du Songe du berger.

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L’une des explications de cette situation paradoxale réside dans le boycott auquel son œuvre a été soumise, dans le domaine germanophone, après qu’il a signé, avec une centaine de figures intellectuelles ou artistiques, une lettre de protestation contre le bombardement de la cathédrale de Reims par l’Allemagne en 1914. Hodler se trouve alors ostracisé en Allemagne et en Autriche. A la fin de la guerre, alors que le symbolisme laisse sa place à de nouvelles avant-gardes, il n’est plus là pour défendre son travail. Quant à son galeriste, il tente un coup et fait monter artificiellement les prix de ses œuvres, de sorte que sa côte finit par s’effondrer. Sa succession est de plus gérée «de manière calamiteuse», comme l’explique Niklaus Manuel Güdel – co-commissaire avec Laurent Langer et Diana Blome de l’exposition de Pully – et directeur des Archives Jura Brüschweiler, qui ont pour mission de constituer, conserver et valoriser les fonds liés à Hodler que l’historien de l’art genevois a commencé à rassembler dans les années 1950. S’il continue d’être collectionné en Suisse, Hodler tombe ainsi dans l’oubli pendant une quarantaine d’années.

Ce n’est qu’à partir des années 1970 que le travail que mène Brüschweiler commence à porter ses fruits. 1983 est une année clé de cette réhabilitation: l’exposition qu’il organise tourne à Berlin, Paris et Zurich. Mais ce processus reste jusqu’à ce jour incomplet, et la redécouverte d’Hodler prendra du temps, pour les chercheurs comme pour le public. La publication récente de ses écrits esthétiques, celle à venir du dernier tome de son catalogue raisonné, ainsi que les multiples projets de recherche et d’exposition en préparation, faciliteront vraisemblablement ce mouvement, qui se poursuivra après cette année de célébration.

Lieux communs

Une seconde explication de cette situation est liée au fait que son œuvre reste enfermée dans un certain nombre de lieux communs, au premier rang desquels figure son image immuable de peintre national suisse. De son vivant, Hodler a en effet répondu à de nombreuses commandes publiques, et il a réalisé des peintures historiques d’envergure sur le thème de l’indépendance suisse, ainsi que des allégories de l’idéal démocratique. Son fameux Guillaume Tell, actuellement conservé au Kunstmuseum de Soleure, et peint en 1897, est aujourd’hui considéré comme emblématique de l’art suisse – le projet dont il est issu avait pourtant été initialement rejeté.

Cette image est pourtant loin de résumer ce que la figure de Hodler a incarné à son époque, souligne Niklaus Manuel Güdel, celle d’un peintre rompant avec les frontières, et dont la présence était ubiquitaire, des Expositions Universelles aux cercles artistiques de la Sécession viennoise. De manière significative, la rétrospective que le Musée d’Orsay lui a consacrée en 2007 mettait d’ailleurs de côté ses peintures historiques pour dessiner de son travail une vision à l’image de la modernité artistique, internationale et universaliste, de l’époque. «Hodler était partout, il voyageait beaucoup, et pouvait envoyer un même tableau à dix-huit expositions différentes.»

Il fut un véritable catalyseur de la modernité. Kandinsky, reconnaissait lui devoir beaucoup. Par ailleurs, certaines peintures de Mondrian le citent, et il est mentionné dans les écrits de Paul Klee. Se pencher sur la figure de Hodler permet ainsi de réécrire une histoire de la modernité, qui reste souvent écartelée entre des récits nationaux par trop figés, et une classification rigide des œuvres en mouvements présentés comme étanches.

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Quels sont les principes de la modernité hodlerienne? Elle n’est résolument pas technologique. Hodler appréciait l’amélioration du confort de vie permis par la modernité, il faisait usage des outils optiques, notamment la photographie qui lui permettait de travailler à la mise en scène de certains de ses modèles. Pour autant, il n’a jamais fait du progrès technologique un sujet. Ses toiles ne laissent rien paraître de l’urbanisation des paysages lémaniques, de l’installation de réseaux télégraphiques, téléphoniques ou ferroviaires qu’il empruntait pourtant avec enthousiasme, notamment pour atteindre des points de vue jusque-là difficiles d’accès. Il avait ainsi pour principe d’ôter de ses peintures ces traces de modernité, pour se confronter à son sujet de prédilection, la représentation de la nature.

Dans ses peintures du Léman, par exemple, il renonce peu à peu au premier plan pour représenter de manière frontale la montagne, qu’il s’agisse du Grammont, du Salève ou du Mont-Blanc. Les recherches ont pourtant montré que depuis certains points de vue choisis par le peintre, on pouvait apercevoir une route, un hôtel, ou une voie ferrée qui disparaissent dans l’œuvre.

Intensité émotionnelle

La modernité hodlerienne est ainsi de nature synthétique: inclassable, elle emprunte à tous les mouvements de l’époque, impressionnisme, pointillisme, symbolisme, expressionnisme, et même Art nouveau. Hodler développe progressivement un principe esthétique, le parallélisme, qui apparaît pour la première fois dans un texte intitulé La mission de l’artiste en 1897. «J’appelle parallélisme toute sorte de répétition de forme, associée à des répétitions de couleurs (sic)», écrit-il dans De l’œuvre en 1908. Pour Laurent Langer, son œuvre se définit d’ailleurs comme «de plus en plus synthétique»: elle évolue progressivement vers une forme essentielle et idéalisée, que l’on retrouve dans ce qu’il nomma les «paysages planétaires», à la fin de sa vie. Dans ces paysages cosmiques, les formats s’allongent, et l’emploi de bandes étroites permet à la peinture de se détacher progressivement de toute forme de soumission à un impératif d’exactitude, pour atteindre à une représentation universelle.

Les liens formels entre les corps et les paysages peints par Hodler ont été souvent commentés. A Pully, une salle consacrée aux portraits de Valentine Godé-Darel, qui fut le modèle de Hodler avant de devenir sa maîtresse, permet justement de comprendre l’ordre visuel sous-jacent que le peintre essaie de restituer. Hodler a souvent peint le corps de sa maîtresse dans des œuvres au vitalisme triomphant. Mais il se tient aussi à son chevet, lorsqu’elle meurt d’un cancer en 1915. Les contours du corps du modèle alité reprennent les formes des cimes montagneuses, dans un écho visuel troublant.

Des tableaux qui ont provoqué de violentes réactions

Il paraît difficile de croire aujourd’hui, devant ces paysages gracieux et ces portraits dont l’intensité émotionnelle est à son comble, en la violence des réactions qu’ils suscitèrent, telles celle de Heinrich Angst, directeur du Musée national suisse de Zurich, protestant contre le choix de Hodler pour la décoration de la salle des armures du musée en qualifiant sa peinture de «détritus», en 1897. Au MAH comme à Pully, on suit ainsi la trajectoire stylistique incroyable de l’artiste qui l’emmène du réalisme de ses premiers tableaux des années 1870 au symbolisme, à partir des années 1880, pour le conduire, enfin, aux frontières de l’abstraction à la fin de sa vie.

Se demander si Hodler aurait pu franchir la limite de l’abstraction s’il avait vécu plus longtemps relève bien entendu de la pure spéculation. Il n’en reste pas moins que l’étude de sa peinture aujourd’hui montre qu’il existe, entre la figuration et l’abstraction, un continuum. Avec ses compositions à l’horizontalité géométrique, ses cieux parsemés de nuages décoratifs, ses prairies aux taches florales savamment composées, et ses surfaces aquatiques aux reflets symétriques, Hodler a arpenté finement la frontière entre les deux, avant Kandinsky ou Mondrian. Le principe du parallélisme, parce qu’il est fait de répétitions et de symétrie, anticipe véritablement les recherches des premiers peintres abstraits, et rappelle, si cela était nécessaire, qu’il n’existe pas de coupure ontologique entre les formes pures de l’abstraction, et celles que les artistes trouvent dans la nature.

«Hodler et le Léman – Chefs-d’œuvre des collections privées suisses», Musée d’art de Pully, jusqu’au 6 juin.

«Hodler intime – La collection beaux-arts revisitée», salles permanentes du Musée d’art et d’histoire de Genève.