Quoi de faux
Les logiciels de génération d’images adossés à l’intelligence artificielle (IA) sont capables d’inventer des objets en leur attribuant n’importe quel style. Nous leur avons demandé de s’inspirer de grands noms de l’architecture et du design pour imaginer ce vestiaire impossible

Dans ce numéro spécial du magazine T, toutes les illustrations ont été générées par différentes intelligences artificielles, assistées toutefois d’une intelligence humaine, celle du photographe lausannois Mathieu Bernard-Reymond.
Le manteau de Jean Prouvé
A l’appel de l’état-major du génie militaire, peut-être Jean Prouvé aurait-il accepté de concevoir un manteau pour les soldats, comme il l’a fait avec les baraquements démontables en 1939. Livré en pièces détachées, ce trench-coat moderniste (littéralement: manteau de tranchées) aurait été conçu pour être assemblé par une seule personne sans matériel additionnel.
A l’appel de l’abbé Pierre, peut-être l’ingénieur-designer-architecte français aurait-il conçu un manteau pour les pauvres, comme il l’a fait avec les habitations d’urgence lors de la grande vague de froid de 1954. On l’aurait appelé «le manteau des jours meilleurs», et comme ces pavillons qui n’ont jamais vu le jour faute d’avoir été homologués, il aurait été à la fois beau et fonctionnel, faisant le meilleur usage de matériaux résistants et économiques.
La montre de Zaha Hadid
Déconstructiviste, néofuturiste ou abstractionniste? Qu’importe le qualificatif. Une montre dessinée par Zaha Hadid aurait été, dans tous les cas, inspirée par des formes minérales naturelles, comme ici ce bracelet qui évoque les dunes du désert. Pionnière de la conception assistée par ordinateur, l’architecte irakienne aurait tiré parti de la physique des matériaux choisis, les travaillant jusqu’aux limites de leur résistance, comme ici l’or rose. On reconnaît dans cet objet la puissance caractéristique du style Hadid, les courbes et les lignes tendues, les angles aigus, les pleins et les creux qui confèrent à l’ensemble cet aspect fluide. Le vent lui-même aurait pu dessiner cette montre en soufflant l’or sur le poignet. Bien entendu, la réalisation d’un tel chef-d’œuvre aurait fini par coûter à l’horloger commanditaire deux fois le budget annoncé lors du concours…
Les sneakers du Corbusier
Imaginez l’émoi! Les archives de la famille Jeanneret auraient révélé cette œuvre tardive: un tableau figurant le prototype de sneakers imaginées par l’architecte chaux-de-fonnier. Le Corbusier, designer de mode? L’explication est dans le pseudo (et sur Wikipédia): «Le Corbusier» serait dérivé d’un patronyme wallon, «Le Corbésier», mot qui désigne certains fabricants de chaussures, et que portait son arrière-grand-mère Caroline. Dans les années 20 déjà, Charles-Edouard Jeanneret-Gris aurait ainsi cherché à rendre hommage à son aïeule en confiant le design de chaussures à Charlotte Perriand et son cousin Pierre Jeanneret, avant de signer le prototype de son seul nom. Détail intéressant: ces chaussures fabriquées en série n’auraient pu exister qu’en une seule taille: 44, la pointure du Modulor, soit celle d’un homme mesurant 180 cm.
La casquette de Gio Ponti
Il faisait aussi bien des gratte-ciel que des lampes, des fauteuils et des chaises, des vases, des fourchettes et des théières, tout en dirigeant Domus, un magazine d’importance internationale consacré au design et à l’architecture. Hyperactif, touche-à-tout, il aurait pu accepter l’invitation d’une grande maison milanaise à dessiner un couvre-chef.
Une casquette dessinée par Gio Ponti? Elle porterait dans ses formes et sa matière toute l’élégance et toute la versatilité de la mode italienne: une casquette d’ouvrier taillée dans un tissu noble au piqué éternellement contemporain, qui se porterait aussi bien avec un nœud papillon qu’avec un hoodie. Le génie du maître, on le reconnaîtrait dans le minimalisme joyeux de ce vêtement, cette manière d’être à la fois fonctionnel, accessible, et d’un classicisme exquis.
Le sac à main de Frank Lloyd Wright
Sans doute, il n’aurait pas choisi de telles couleurs, si discordantes de celles de la forêt ou des prairies. Et de toute manière, il n’aurait jamais dessiné de sac à main. Frank Lloyd Wright considérait que l’architecture avait une mission qui dépassait de loin l’échelle de l’individu – a fortiori celle de la femme. L’architecture, la mère de tous les arts, avait une capacité transformative pour la vie des familles et des communautés, et toujours il cherchait l’harmonie entre le bâti et la nature, ses occupants et les objets de leur quotidien. Le maroquinier qui, avec ce sac, aurait cherché à lui rendre hommage en y accolant son nom se serait donc inspiré, essentiellement, des vitraux Art déco dont il ornait parfois les fenêtres en bandeau de ses maisons.
Le chapeau de Ludwig Mies van der Rohe
Tout comme la chaise Brno et le fauteuil Barcelona, le chapeau qu’aurait signé Ludwig Mies van der Rohe aurait été l’œuvre de Lilly Reich, qui collaborait avec l’architecte allemand pour les aménagements intérieurs. L’histoire de l’architecture, qui ne retient que les noms masculins, a rapidement oublié cette femme dont les créations sont pourtant devenues des classiques. Fidèle au minimalisme géométrique du Bauhaus, Lilly Reich aurait donc imaginé ce chapeau en doubles coques de laine bouillie montées sur une armature tubulaire qui se porte comme une couronne. Un modèle qui aurait fait fureur dans la haute société berlinoise des années 30 – celle des esthètes avant-gardistes qui, comme Mies van der Rohe lui-même, auraient fini par traverser l’Atlantique pour rompre avec le nazisme.
Les chaussures d'Ettore Sottsass
Pop, c’est le mot qui le résume. Kitsch aussi, peut-être. Et l’on ajouterait «sous acide». Les couleurs, il s’en servait, disait-il, pour libérer l’énergie vitale. Et les formes primaires, sphères, lignes et cubes, qu’il aimait empiler en totems étaient, selon lui, autant d’évocations du cosmos dont l’humanité est issue. Tout au long de sa carrière, Ettore Sottsass a déployé ce langage formel qui l’a rendu reconnaissable entre mille. Alors ces chaussures à talon? Anti-fonctionnelles, puissamment ironiques. Il les aurait imaginées pour la seule joie de l’œil. Immettable, improbable, cet assemblage postmoderne de cuirs, de bois et de laiton, relève davantage de la représentation fantasmée – et politique – d’une paire de chaussures que d’une véritable paire de chaussures. Un objet-manifeste contre la société de consommation et la production en série.
Les lunettes d'Alvar Aalto
Forcément, elles auraient été en bois. Plus précisément, en contreplaqué, pour en garantir la légèreté. Et après? La vérité, c’est qu’on n’aurait pas fait faire des lunettes de soleil à Alvar Aalto. Il était de ces architectes qui ont conçu des immeubles, voire des quartiers, des villas individuelles ou des complexes administratifs, les meublant du sol au plafond jusqu’à en dessiner les luminaires, mais se sont arrêtés net s’agissant de répondre à la coquetterie de l’individu. Dans le respect de son héritage, un audacieux lunettier-ébéniste se revendiquera-t-il un jour du maître finlandais?