A l’occasion de la remise, ce 3 avril, du Prix de la Fondation pour Genève à Jean-Pierre Greff, Le Temps consacre une série d’articles à la HEAD-Genève (Haute école d'art et de design), qu'il a fondée et dirigée de 2007 à 2022, ainsi qu'à Genève comme ville d'art. Suivez la cérémonie de remise du prix en direct dès 18h30.

Il est arrivé en Suisse en 2004, quittant alors la direction de l’Ecole supérieure des arts décoratifs de Strasbourg pour prendre celle de l’Ecole supérieure des beaux-arts de Genève (ESBA). Deux ans plus tard, il se lançait dans une grande aventure, celle de la création d’une nouvelle école d’art capable de faire rayonner Genève à l’international. Ainsi naissait en 2007 la Haute Ecole d’art et de design (HEAD-Genève), issue de la fusion entre l’ESBA et la Haute Ecole d’arts appliqués.

A lire: A Genève, le cinéma Le Plaza dévoile son nouveau visage

Né en 1957 à Forbach, en Moselle, Jean-Pierre Greff a fait de la HEAD-Genève une école d’art qui compte, aimantant pour le meilleur deux pôles – l’art et le design –, que d’aucuns jugeaient irrémédiablement antinomiques. «Ce qui se passe en termes de rencontres et d’expérience humaine, lorsqu’on dirige une telle institution, est d’une richesse incomparable», s’enthousiasme celui qui fut également vice-président de la Ligue européenne des instituts d’art et président-fondateur de l’Association française des écoles supérieures d’art.

Ce lundi, le Suisse d'adoption se verra remettre le 29e Prix de la Fondation pour Genève, qui depuis 1978 salue des personnalités qui participent au rayonnement, dans différents champs d’activité, de la Cité de Calvin. Si cette récompense a quelque chose d’un hommage pour service accompli, Jean-Pierre Greff n’en est pas moins encore extrêmement actif, même s’il a pris sa retraite à la fin de l’année dernière, cédant les clés de la HEAD-Genève à Lada Umstätter. En tant que président de la Fondation Plaza, il pilote en effet la réhabilitation en cours de la mythique salle de cinéma genevoise inaugurée en 1952, fleuron de l’architecture moderne dessiné par Marc J. Saugey.

Interview: Lada Umstätter: «La HEAD est très renommée à l’étranger, elle doit maintenant se faire connaître à Genève»

Le Temps: Avant de revenir sur le passé, évoquons le futur et le cinéma Plaza, qui a fermé ses portes il y a près de six mois après quelques grands événements. Comment se déroule le début des travaux?

Jean-Pierre Greff: Nous avons reçu en février l’autorisation de construire qui, en l’absence de tout recours, est à présent entré «en force»; c’est une étape très importante. On estime dès lors pouvoir rouvrir fin 2025, voire début 2026. Lorsque ce projet m’a été confié, l’idée était de faire vivre Le Plaza avant même que ne commence sa rénovation. Ce cinéma étant fermé depuis une quinzaine d’années lorsqu’il a été racheté et sauvé, avec une mobilisation importante de la population genevoise et des milieux de la culture, il était important de le faire vivre, notamment à travers une série de commandes passées à des artistes, cinéastes, photographes et graphistes. Il fallait attiser l’impatience du lieu et montrer qu’il répond à une nécessité.

Lire aussi: «The Clock», l’art de faire déborder le son

Ce qu’a prouvé votre programmation…

Le premier événement a été la présentation en collaboration avec le Mamco de The Clock, de Christian Marclay. L’idée était ancienne mais n’avait jamais pu aboutir pour des raisons d’espace et de moyens. Là, nous avons pu montrer de manière spectaculaire que Le Plaza allait permettre des choses qui jusque-là n’étaient pas possibles. The Clock est une œuvre culte d’un artiste important, qui a en outre effectué une large part de ses études à Genève. Nous avons également présenté des performances de Bianca Li et Gilles Jobin, puis les grandes fresques sur l’histoire du cinéma de Mark Cousins, autre moment fort. Enfin, pour la clôture, nous avons invité Isabelle Huppert à programmer un week-end de cinéma. Nous avons ainsi renoué avec l’histoire du Plaza et esquissé quelques lignes de force de ce qu’il sera dans le futur.

Rencontre: Mark Cousins, un dealer de films à Genève

Le Plaza sera-t-il un lieu qui accueillera avant tout de grands événements?

Oui, car cela n’aurait pas de sens qu’il ne soit qu’une salle de plus à Genève. Si on veut relever ce défi de rouvrir un cinéma à écran unique, avec une jauge d’environ 600 places, au centre de la ville, il faut réinventer l’idée du cinéma-spectacle. Nous ne voulons ainsi engager aucune forme de concurrence avec les salles commerciales, dont la fonction est d’enchaîner les sorties; nous souhaitons faire autre chose, tout en travaillant en étroite collaboration avec tous les acteurs du cinéma, par exemple les Cinémas du Grütli, qui proposent du patrimoine et des films qui ne sortent pas ailleurs.

Isabelle Huppert au Plaza: Les confidences d’une «spectactrice»

L’enjeu, qui est à la fois esthétique, social et d’une certaine manière politique, est de travailler au réenchantement du spectacle cinéma, de faire des propositions qui, sous divers aspects, contribuent à montrer que voir un film projeté dans une salle est d’une nature physique, voire ontologique si on veut être pédant, qui n’a rien à voir avec son visionnage sur un écran de télévision, aussi grand soit-il. Au cinéma, comme le remarquait Edgar Morin, le spectateur appartient à une foule de solitaires, ce qui est très particulier. Pour la réouverture, je peux déjà vous dire que nous travaillons sur une création originale commandée à des artistes cinéastes, et qui aura pour idée générale de renouer avec la magie originelle du cinéma.

Lors de votre arrivée à Genève, vous avez donc engagé la fusion qui allait aboutir à la création de la HEAD-Genève. Aujourd’hui, vous prenez ce risque de relancer une grande salle historique. Diriez-vous que vous êtes, en plus d’être un penseur, un bâtisseur?

D’une certaine manière, je dirais oui… Quand Chappatte a reçu le Prix de la Fondation pour Genève, il a montré ses premiers croquis, lorsque, à 4-5 ans, il dessinait déjà Genève et la Rade. Je me suis alors souvenu qu’à cet âge je dessinais les plans d’un futur hôpital. Depuis mon plus jeune âge, j’ai été destiné à devenir médecin, ce qui pour ma famille représentait un sommet de réussite sociale. Mais je ne jouais pas au médecin, j’imaginais le plan de mon hôpital… Vers 15-16 ans, l’idée m’a traversé l’esprit de faire des études d’architecture. Mais cela était, à tous égards, si loin. Il se trouve que les choses se sont faites différemment: ce qui a décidé de ma vie, c’est la rencontre avec la littérature en général et la poésie en particulier, et de manière plus mystérieuse encore avec la peinture, qui était totalement absente de l’univers qui était le mien.

Quel a été votre premier choc artistique?

Cela s’est d’abord fait à travers une série de rencontres décisives. Dès l’école primaire, puis au secondaire et à l’université, j’ai été constitué par des figures très fortes d’enseignants dont j’ai totalement idéalisé le métier. Quand j’étais à la fac, mon idée première était de devenir prof de lettres. Les rencontres qui se sont faites autour d’œuvres littéraires m’habitent encore, que ce soit la découverte très tôt de François Villon et de la poésie du Moyen Age, ou plus tard celles de Baudelaire, Nerval et Mallarmé.

La peinture est venue plus tard?

Ça, c’est plus mystérieux. La première fois où, vers 14-15 ans, j'ai dû faire un exposé dans un cours d’histoire, j’ai choisi la peinture impressionniste, que je n’avais jamais vue, si ce n’est dans un livre publicitaire que la banque de mes parents offrait à ses clients. Dans ce petit livre au format de poche, je suis tombé, fasciné, sur des reproductions dont je me souviens parfaitement. Il y avait par exemple celle du Retable de saint Denis d’Henri Bellechose, une peinture du début du XVe siècle qui m’a «scotché». Ce fut ma première expérience, vraiment bouleversante, de la puissance de déflagration des images.

De la même façon, Le Garçon au gilet rouge de Cézanne ou un Autoportrait fauve de Matisse avec une large tache verte à travers le visage ont été des expériences plus saisissantes que la lecture de Jules Verne. Tout cela m’a amené, alors que j’étais inscrit en médecine, à décider après un mois de partir en lettres, abandon vécu comme un drame familial que j’ai dû assumer. A partir de là, tout s’est ouvert avec, via un cours de littérature comparée, ma rencontre avec des peintres comme Fernand Léger et Jean Bazaine, avec lequel j’ai eu peu après la chance de travailler de façon très proche et qui est devenu un père spirituel. Puis beaucoup d’autres, de générations nouvelles.

Et finalement, vous n’êtes pas devenu prof…

Non, pas prof de français en collège ou lycée comme je l’avais imaginé. Il se trouve que très vite je suis devenu chargé de cours en histoire et théorie de la photographie à l’Université de Metz et prof en école d’art, ce que je dois à d’autres rencontres. Les écoles d’art ont très vite été la grande affaire de ma vie, puisque j’ai commencé à y enseigner à l’âge de 26 ans. A un moment donné, j’ai dû choisir entre une carrière universitaire, avec tout ce que cela signifie d’heureux en termes de recherche, de colloques et de publications, et les écoles d’art. Et ce sont elles que j’ai choisies: j’avais envie de travailler du côté de la pratique de l’art, plutôt que de son histoire.

Une autre interview de Jean-Pierre Greff: «Il faudrait qu’émerge une grande marque suisse de mode»

J’avais envie d’échanger avec celles et ceux qui allaient investir cette connaissance dans un projet de création, plutôt qu’avec celles et ceux qui menaient un travail de recherche théorique. Cette relation d’altérité m’a semblé plus excitante, inattendue. J’ai parallèlement commencé à curater des expositions, et il y a des choses que j’ai comprises en profondeur en manipulant les œuvres, en les accrochant, en voyant comment un tableau excédait les limites d’un mur, ou trouvait sa pleine existence dans tel rapport au blanc autour de lui, ou avec telle autre œuvre à ses côtés. Penser l’espace intellectuel mais aussi physique d’un projet artistique m’a occupé très tôt, et partout où je suis passé, j’ai eu cette envie de croiser, penser et faire. Ce qui est au cœur du travail de direction d’école.

Qu’est-ce qui vous a poussé à postuler à la direction de l’ESBA?

A la fois des raisons profondes et des hasards… Quand j’ai pris la direction de l’Ecole d’art de Strasbourg, j’avais dit, et par conviction et par bravade, qu’il faudrait me virer après dix ans si j’étais encore là. Une telle fonction ne peut s’imaginer que pour une durée limitée dans un même contexte. Ensuite, je me suis trouvé de bonnes raisons pour faire un peu plus à la HEAD-Genève. J’avais bien pensé partir en 2017 pour le 10e anniversaire de l’école, mais je suis finalement resté à la faveur de la construction du nouveau campus; je ne pouvais pas passer à côté de cela, d’autant que j’avais la confiance des personnes qui ont rendu ce projet possible. Pour en revenir à Strasbourg, il se trouve qu’en 2001 j’avais organisé une visite des écoles de Suisse romande.

A Genève, on a été reçu modestement dans des bâtiments en mauvais état, tandis qu’à Lausanne on a été accueilli de manière fastueuse et spectaculaire par Pierre Keller, le directeur de l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne). Mais en rentrant, je me suis dit que Genève avait un potentiel, et un charme… D’autant que l’ESBA a eu ses moments de gloire, notamment à la fin du XIXe siècle sous la direction éclairée de Barthélemy Menn, pour lequel Hodler décidera de rester à Genève. Plus tard, dès le milieu des années 1970, il y aura le moment très fort de l’Atelier «médias mixtes» inventé par Silvie et Chérif Defraoui et qui deviendra iun lieu phare en Europe, puis la création du cursus CCC (Critical Curatorial Cybermedia), projet pionnier à l’échelle européenne.

Edito: Jean-Pierre Greff, une vision pour Genève

L’idée de fusionner deux écoles pour en créer une nouvelle est-elle venue rapidement?

Oui, et c’est un paradoxe, car je suis venu diriger l’ESBA à un moment où les profs venaient de s’opposer à un projet de fusion pensé de manière très extérieure, dans lequel ils voyaient un risque majeur de perte d’identité. Mais au bout d’un an et demi, après plusieurs premiers changements, j’ai compris qu’on n’arriverait pas à rivaliser avec Zurich et Lausanne en ayant deux écoles modestes qui ne correspondaient plus à la reconfiguration du champ esthétique contemporain; il fallait engager ces dialogues nouveaux entre art, cinéma et design. Il m’a par ailleurs semblé impossible d’intéresser la société d’une ville comme Genève au projet d’une seule des deux écoles. Il fallait pour avoir un impact sur la Cité jouer sur les deux ressorts de l’art et du design, cette addition permettait de démultiplier l’attractivité d’une nouvelle école.

Quelle est finalement votre plus grande fierté, à la suite de cette fusion, des quinze années que vous avez passées à la tête de la HEAD-Genève?

La réussite de l’école, c’est avant tout forger une identité et assurer la cohérence globale de son projet. Le nouveau campus en est le résultat, il est une promesse de pérennité de son projet. Je me réjouis que l’école trouve aujourd’hui d’autres énergies, d’autres manières de faire. L’enjeu premier a été de constituer, étape par étape, cinq départements cohérents, malgré des effectifs très différents, avec pour chacun plusieurs formations bachelor et master. Avoir pu construire cela, après beaucoup de batailles institutionnelles liées aux concurrences entre écoles, m’apparaît à la fois fondamental et gratifiant. La HEAD-Genève se distingue par la qualité conceptuelle de son projet et par son exigence intellectuelle, même s’il faut veiller à ce qu’elle ne devienne pas surdéterminante chez les étudiants; il faut maintenir cet équilibre entre penser et faire. Enfin, je suis fier que cette école soit devenue beaucoup plus qu’une école. Cela avait même été un slogan: «Pour faire une école plus, il faut faire plus qu’une école».

En 2017: «Dans cinq ans, la HEAD de Genève sera encore meilleure»

Et c’est vrai: une école d’art doit être le contraire d’un sanctuaire, ce qui était largement le cas à l’ESBA comme à la HEAA. Aujourd’hui, la HEAD-Genève est perçue comme un acteur politique, ce qui était à la base du projet. Cela me ravit de constater que lorsque s’engage, par exemple, une réflexion sur le territoire, l’acteur culturel que les autorités civiles et politiques pensent à inviter, c’est souvent la HEAD-Genève. L’école peut amener des regards différents sur des questions socioéconomiques et politiques qui ne sont pas directement les siennes.

Et encore: La HEAD fête (enfin) son nouveau campus

Des regrets, malgré tout?

Oui, bien sûr! Lorsqu’on part, on s’interroge davantage sur tout ce qu’on a raté plutôt que sur ce qui a été accompli… J’ai fait mon examen de conscience, et je sais par exemple que j’ai fait des erreurs de «management, ou sur des personnes. Il y a des recrutements dont j’aurais pu m’abstenir, et des personnes fantastiques à côté desquelles je suis passé, ou d’autres auxquelles je n’ai pas été assez attentif. Du point de vue du projet de l’école, je n’ai par contre pas de regrets; il n’y a pas de choix d’orientation stratégique que je ferais différemment. Cela a été guidé non pas par des certitudes, mais par des convictions et des intuitions. Même si sur le moment elles ne paraissent pas évidentes, comme celle de vouloir faire, à Genève, de la mode un département reconnu à l’échelle internationale. Je peux vous dire qu’à l’époque cela faisait rigoler pas mal de gens autour de moi! Après, autant l’avouer puisqu’on me l’a reproché, j’ai eu une conduite assez verticale et parfois autoritaire de l’école. Aujourd’hui, il convient de faire autrement, je l’ai reconnu, et j’ai amorcé le tournant d’une direction collégiale il y a trois-quatre ans. Je me suis efforcé de faire de mon mieux, encore et encore, en poursuivant le mirage d’une école accomplie. Il en va de l’école d’art comme de l’œuvre d’art elle-même: son inachèvement est fatal. C’est du reste assez heureux pour celles et ceux qui vous succèdent et en reprennent le défi exaltant.


La cérémonie de remise du Prix de la Fondation pour Genève est diffusée en direct sur letemps.ch, lundi 3 avril dès 18h30.