Vingt-trois expositions réparties dans onze lieux, tant intérieurs qu’extérieurs: jusqu’à la fin du mois, les Journées photographiques de Bienne célèbrent les images fixes – et parfois aussi en mouvement – à travers un parcours sillonnant la ville. Cette 24e édition, intitulée Cracks car traversée par le thème de la crise, qu’elle soit climatique, politique ou identitaire, est celle de 2020, reportée pour cause de pandémie. Elle est donc garantie sans projet de confinement. On peut notamment y découvrir la toute première Enquête photographique Jura bernois, de même que le premier lauréat du Prix Taurus pour les arts visuels.

Parmi les autres projets collaboratifs, les Journées photographiques consacrent une exposition au concours FNS d’images scientifiques, tandis que l’Ecole d’arts visuels Berne et Bienne présente les travaux de sa classe professionnelle de graphisme de 2e année. A partir de la thématique retenue pour cette édition, les élèves ont réalisé une série de travaux résumant bien les préoccupations d’une génération luttant pour le climat, défendant la fluidité des genres, regrettant certaines dérives capitalistes et consciente du pouvoir des images. En toute subjectivité, Le Temps a retenu dix propositions.

24es Journées photographiques de Bienne, Photoforum Pasquart, Nouveau Musée Bienne et autres lieux, jusqu’au 30 mai.


Marwan Bassiouni

Entre janvier 2018 et février 2019, le photographe aux origines multiples – suisse, égyptienne et américaine – a sillonné les Pays-Bas (il vit désormais à La Haye) à la découverte de ses nombreuses mosquées. Non pas pour en révéler l’empreinte sur le territoire mais, en renversant le point de vue, pour en photographier de l’intérieur les fenêtres ouvrant sur l’extérieur. Cadrées comme des miniatures orientales, ses images proposent ainsi dans un même plan deux mondes que l’on pense trop souvent opposés, comme pour mieux en souligner les similitudes et l’importance du dialogue.

«New Dutch Views», Photoforum Pasquart.


Emmanuelle Bayart

Montrer ce qu’habituellement on ne voit pas, ou qu’on ne prend pas la peine de regarder. Arpentant la périphérie parisienne, la Genevoise en propose des images habilement construites où interpellent des juxtapositions qui poussent à la réflexion. Il y a par exemple cette femme noire en blouse médicale, toisée par un musculeux sportif torse nu sur un immense placard publicitaire. Ou ce SDF accroupi au-dessous d’une affiche barrée de ce slogan énorme: «VU». A côté, une petite affiche de campagne de Macron. Cette démultiplication des niveaux de lecture est passionnante.

«Dans les plis de la ville», Gewölbe Galerie.


Eline Benjaminsen

Sur un écran défilent des images de lieux et paysages sans aspérités, des endroits paisibles et anodins, des bâtiments quelconques. Mais il y a une chose qu’on ne voit pas: la circulation de l’argent. Ce que montre l’artiste norvégienne dans son travail, ou plutôt ce qu’elle dit puisqu’on ne voit rien, c’est qu’il existe aujourd’hui des sociétés de trading qui, grâce à l’intelligence artificielle et à des algorithmes puissants, réalisent des profits faramineux à travers des opérations dont le cerveau humain est incapable. Il y a là quelque chose d’orwellien.

«Where the Money Is Made – Surfaces of Algorithmic Capital», Photoforum Pasquart.


Sébastien Cuvelier

Dans les années 1970, décennie agitée qui s’achèvera sur l’exil du shah Mohammad Reza Pahlavi, l’oncle de Sébastien Cuvelier est parti à la découverte de l’Iran. Inspiré par ses archives montrant un pays qui n’est forcément plus le même, le photographe belge a décidé de parcourir à son tour la République islamique. Ses images, qui côtoient des extraits du journal de son oncle, évoquent à la fois une grande et une petite histoire – celle d’un pays où la religion et la censure pèsent encore de tout leur poids, face à celle d’un héritage familial. D’une certaine manière, Sébastien Cuvelier fait là son propre usage du monde.

«Paradise City», Photoforum Pasquart.


Aline d’Auria

Fruit d’une commande de la ville de Chiasso, cette installation en plusieurs chapitres démarre dans un couloir. On y entend et lit des témoignages de migrants venus d’Europe de l’Est, avant de découvrir leurs portraits à travers des galeries défilant sur trois tablettes. Deux écrans, dans une salle obscure, donnent ensuite vie à ces personnes, on voit leurs visages silencieux, filmés parfois de près, comme dans un western de Sergio Leone. Puis vient, enfin, une échappée musicale. Diplômée en photographie du Centre d’enseignement professionnel de Vevey, Aline d’Auria propose une belle réflexion sur l’exil et le déracinement.

«We Are All Going Home», Nouveau Musée Bienne.


Pierre-Kastriot Jashari

La première Enquête photographique Jura bernois voit le jeune Biennois s’intéresser à la jeunesse multiculturelle de la région où il a grandi. Lui-même né en Suisse de parents kosovars, le diplômé de l’ECAL montre des silhouettes pas toujours identifiables dans des paysages le plus souvent urbains et froids. Entremêlant visée documentaire et dimension esthétique, son travail questionne sans que le propos soit appuyé, et c’est là sa force, les notions mouvantes d’identité et d’appartenance.

Portrait: Pierre-Kastriot Jashari, la différence dans l’objectif photo

«Eldorado», Nouveau Musée Bienne et promenade de la Suze.


Catherine Leutenegger

L’été dernier, sur les hauteurs de Saint-Imier, à l’enseigne de l’exposition Format, la Vaudoise exposait un grand format, l’image scientifique d’un fragment de plume d’oiseau qu’elle a retravaillée pour la rendre artistique. Moins d’une année plus tard, on retrouve Catherine Leutenegger de nouveau en plein air et à travers quelques grands formats, issus d’une résidence à Chennai, en Inde. A partir de bâches et affiches montrant des personnes célèbres ou anonymes et réutilisées jusqu’à l’usure par des pêcheurs et commerçants pour protéger leur matériel, elle met en scène la fragilité des supports comme des êtres.

A lire: Sur le Mont-Soleil exactement

«Etranglement», rue Basse.


Anthony Ayodele Obayomi

Lauréat du premier Prix Taurus pour les arts visuels, l’artiste nigérian s’est penché pour un travail encore en cours – et qui sera exposé dans son intégralité cet automne au Photoforum Pasquart – sur les conséquences que peuvent avoir sur les plus pauvres tant les jeux d’argent que la religion. Car ils offrent tous deux de fausses promesses d’élévation. Face à des photographies qui montrent des rangées infinies de chiffres renvoyant à une improbable loterie, une cabane marchande rappelle que si l’espoir fait vivre, il fait aussi vendre.

«Give Us This Day», Nouveau Musée Bienne.


Aurore Valade

Le monde infini du numérique, et notamment les réseaux sociaux, a patiemment développé des algorithmes poussant l’utilisateur à ne jamais décrocher, prisonnier d’un flux continu qui peut s’avérer dangereux, ou du moins problématique. Installée entre Arles et Madrid, Aurore Valade a travaillé avec une classe du Gymnase français de Bienne à la déconstruction et au détournement de l’imagerie et du langage des réseaux. A partir de captures d’écran, les élèves se sont mis en scène, jouant sur la dématérialisation et le côté paradoxal des réseaux, lieux d’échanges intenses mais virtuels.

«L’œil cacophonique», Nouveau Musée Bienne.


Karla Hiraldo Voleau

Installée à Lausanne depuis ses études à l’ECAL, l’artiste franco-dominicaine a décidé d’éprouver physiquement en quoi le regard des autres et l’occupation de l’espace public diffèrent selon les genres. Pendant une semaine, elle est devenue il: Karla Hiraldo Voleau s’est transformée en homme, a convoqué ce qu’elle appelle son «alter ego masculin». Son travail, à la fois sociologique et ludique, est une belle manière de rappeler que les villes ont la plupart du temps été construites selon des modèles masculins, et que réfléchir sur l’égalité, c’est aussi remettre en question l’urbanisme.

«A Man in Public Space», Photoforum Pasquart.